Sur un livret beaucoup trop complexe et embrouillé qui mêle notamment la folie de Néron, le meurtre de sa mère Agrippine, l’incendie de Rome, la montée du christianisme et en prime des histoires d’amour entremêlées, Arrigo Boito a voulu tendre vers le chef-d’œuvre absolu. C’est séduisant en soi, mais trop c’est trop, et tout cela constitue un minestrone plutôt indigeste. Car la personnalité de Néron est noyée dans les intrigues politiques et les conflits religieux, et aucun autre personnage n’émerge en suscitant la moindre once de sympathie.
La mise en scène d’Olivier Tambosi (qui avait pourtant déjà signé à Bregenz le bel Amleto de Franco Faccio dont le livret est justement d’Arrigo Boito) n’éclaircit rien. La transposition de l’action en 1924, date de la création à la Scala (styles Art déco et charleston peuplés de nonnes plus ou moins sanglantes) n’aide en rien à clarifier les situations, non plus qu’un billard remplaçant un autel, ou encore le cadavre d’Agrippine, encore agitée des soubresauts de l’accouchement, suivant partout son fils. On en arrive à se demander si un pastiche antique au second degré n’aurait pas été plus efficace. Restent quelques beaux moments, comme Néron engoncé dans un manteau d’épaisse fourrure blanche et calé dans un fauteuil club, qui assiste à l’incendie de Rome évoqué simplement par l’immense rideau rouge fermé. Mais malgré tout, force est de constater que Rome brûle dans l’indifférence générale.
© Bregenzer Festspiele/Karl Forster
Les costumes trash de Gesine Völlm, tout en blanc et le plus souvent sanguinolents, n’aident pas à individualiser de loin tel ou tel personnage, surtout quand de plus ils sont dédoublés en deux Néron ou deux martyrs couronnés d’épines ! Et les rares touches de couleurs (dont le noir de la philosophie gnostique pour les ailes, ou le vert de l’espérance pour les costumes des chœurs), n’apportent pas à l’action d’autre signification particulière. Les hideuses barres lumineuses verticales des décors de Frank Philipp Schlössmann, aux couleurs changeantes, et leurs tournettes incessantes, ne gagnent en efficacité que lorsqu’elles virent au rouge pour évoquer l’incendie. Tout cela reste au demeurant assez obscur et peu lisible. Bref, on essaie de comprendre, d’y voir quelque chose, et l’ennui n’est pas loin.
La curiosité l’emporte quand même, car l’œuvre est peu connue et très rarement jouée. Boito, surtout célèbre comme librettiste de la fin de la vie de Verdi et comme auteur d’un beau Mefistofele toujours joué aujourd’hui, a passé 56 ans (de 1862 à 1918) sur ce Nerone sans parvenir à l’achever de son vivant. Toscanini, voulant sauver l’œuvre, a fait appel à deux obscurs tâcherons pour en achever l’orchestration. Tout se termine en queue de poisson sur un 4e acte annonçant un 5e acte qui n’arrivera jamais. Bref, œuvre trop ambitieuse, où le compositeur s’usa sans réussir à sortir de l’imbroglio qu’il avait lui-même savamment échafaudé. En tous cas, l’œuvre paraît laborieuse, avec des éclats orchestraux mais sans la construction dramatique qui fait les chefs-d’œuvre.
Musicalement, c’est également une sorte d’auberge espagnole composée comme un patchwork entre romantisme et approches plus modernes. On peut souvent évoquer Mefistofele, bien sûr présent dans les fulgurances orchestrales et quelques interventions de Néron, de Simon Mago ou de Fanuèl. Quelques lignes de chant évoquent Verdi, notamment dans certains duos, et même Tannhäuser n’est pas vraiment loin, surtout dans son approche d’un conflit entre paganisme et christianisme, non plus que Parsifal. Mais au total il manque les grands airs « à la Verdi » ou une véritable continuité à la Puccini.
© Bregenzer Festspiele/Karl Forster
L’ensemble est très bien défendu par le Wiener Symphoniker et le Prague Philharmonic Choir, tous impeccables musicalement, dont le chef Dirk Kaftan sait tirer d’impressionnantes sonorités. Les solistes, particulièrement sollicités par une partition exigeante, se donnent à fond. Le ténor mexicain Rafael Rojas, qui a déjà chanté plusieurs rôles à Bregenz, prend à bras le corps ce rôle énorme qu’il maîtrise parfaitement. La puissance de sa voix n’empêche pas une grande variété d’inflexions, qui participent de la construction du personnage. Le baryton Lucio Gallo, également vedette internationale, met sa voix sonore et pleine d’émotion au service du rôle de l’inquiétant mage conspirateur Simon, aux grandes ailes noires impressionnantes, et Brett Polegato (Fanuèl) campe un prédicateur chrétien, évoquant le Christ couronné d’épines. Svetlana Aksenova (Asteria) convainc plutôt bien malgré quelques aigus attrapés à l’arraché, tandis que le beau mezzo d’Alessandra Volpe (Rubria) fait vivre à la fois la nonne chrétienne et la vestale païenne, avant de trouver la mort en voulant réconcilier les deux religions.
On ne peut que saluer cette très courageuse production, remarquablement défendue du point de vue musical. Mais celle-ci ne suffira certainement pas à remettre ce Nerone indigeste au goût du public d’aujourd’hui. Si une part de responsabilités revient à la production mollement applaudie à la fin, n’est-ce pas l’œuvre elle-même qui est en cause, et qui peinera certainement dans le futur à trouver son public, si tant est qu’elle ait un avenir ?
L’enregistrement de cette production est disponible sur Youtube pour un temps indéterminé.