Après Il Birraio di Preston, de Luigi Ricci, et Cecchina suonatrice di ghironda, de Pietro Generali, la troisième édition du « Festival Nazionale Il Belcanto ritrovato » propose cette année un opéra de Lauro Rossi, La casa disabitata, en français La maison inhabitée. Créée en 1834 à La Scala l’œuvre fut remaniée en 1844 pour Turin et sous le titre I falsi monetari – Les faux monnayeurs – resta au répertoire pour une cinquantaine d’années.
Ecrite par Jacopo Ferretti, le librettiste de Rossini pour La Cenerentola, l’intrigue dérive de plusieurs sources, de l’antique Mostellaria de Plaute à la farce de Giovanni Giraud, dramaturge italien d’origine française, créée en 1808 à Rome. Des faux monnayeurs, installés par leur chef dans la cave d’une maison à louer dont le malfaiteur est l’intendant, sont sûrs d’y être tranquilles car ils ont fait à cette demeure la réputation d’être une maison hantée et personne ne veut y habiter. Le sujet était porteur puisque Scribe l’avait utilisé en 1832 pour Auber – Le serment ou Les faux-monnayeurs – et la princesse Amélie de Saxe en tira un opéra en un acte en 1835.
La farce de Giraud s’intitulait Eutichio e Sinforosa ossia La casa disabitata. On retrouve chez Ferretti ces deux personnages comiques ; lui est un versificateur raté mais imbu de lui-même que sa femme, mûre et d’autant plus jalouse que le temps a flétri ses charmes, tient en laisse. A un autre duo est réservé l’effusion sentimentale : le propriétaire de la maison, Don Raimondo, qui se fie naïvement à son intendant, et éperdument amoureux d’Annetta, qui vient hélas de disparaître. Les spectres y sont-ils pour quelque chose? En fait la beauté de la jeune fille a subjugué le chef des malfaiteurs. Il l’a enlevée et la retient prisonnière.
© Luigi Angelucci
Au premier acte, les faux-monnayeurs chantent en chœur leur satisfaction de s’enrichir à l’abri de cette maison, mais ils s’inquiètent de la morosité de leur chef Isidoro : il explique lui-même qu’il est amoureux, et qu’elle lui résiste, et en effet le spectateur peut constater qu’Annetta le traite sans ménagement. La scène suivante est au marché : Eutichio et Sinforosa arrivent, sans le sou et sans domicile, puisqu’ils viennent d’être expulsés du leur. Les victuailles exposées font saliver Eutichio, et Sinforosa lui fait une scène car elle l’accuse de tourner autour des vendeuses. A la vue du panneau qui propose de louer gratuitement une maison, Eutichio exulte. Malgré les mises en garde relatives aux fantômes qui hanteraient les lieux, cette solution l’enchante et il s’installe. L’acte se termine par l’irruption de Sinforosa, qui n’a pas voulu dormir là par crainte des apparitions mais qui est venue vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une ruse de son mari pour la cocufier. Entretemps un duo a mis aux prises la captive et son geôlier, elle inébranlable dans sa résistance et lui dans une surenchère de menaces de mort qu’il se sait incapable de concrétiser.
© Luigi Angelucci
Au deuxième acte, Don Raimondo, qui a enfin compris que son homme de confiance Isidoro a abusé de sa bienveillance, feint de partir en voyage pour oublier la disparition de sa bien-aimée Annetta. Celle-ci, qui nous a exposé son plan – se montrer plus douce pour endormir la méfiance du ravisseur et réussir à s’échapper – parvient à se libérer. Elle rencontre alors Eutichio qui la prend pour un spectre comme ceux qui viennent de l’assaillir et de l’épouvanter. A grand peine elle lui fait comprendre que son corps est bien réel et la mystification imaginée par les faussaires. Mais comment s’enfuir quand la maison a été cadenassée par Sinforosa ? Soudain Isidoro surgit et les menace, ils sont dans la nasse, mais l’irruption de Don Raimondo et de la population met un terme à la vie du bandit et à son entreprise. Eutachio et Sinforosa ont désormais le couvert et le vivre, car le généreux Don Raimondo y pourvoira, et quand ce dernier se déclare enfin à Annetta, pour les deux couples tout est bien qui finit bien !
La curiosité était vive de découvrir cette œuvre sortie du répertoire depuis près de cent-vingt ans, et elle a été satisfaite, même si on aurait aimé savoir pourquoi la révision a porté sur la version de Turin et non sur celle de Milan, la première. La musique de Rossi, comme l’écrit la musicologue Paola Ciarlantini, est « brillante et communicative ». Il sait créer des atmosphères, par le jeu des rythmes et des timbres, et une prédilection prononcée pour les sources espagnoles, comme en témoigne l’air d’Annetta dans l’avant-dernière scène de l’acte I. L’Espagne – où est située l’action – ou du moins sa zone d’influence en Amérique latine, a tenu une place importante dans la vie du compositeur, qui fut chef d’orchestre à Mexico, où il adapta La casa disabitata en espagnol, et directeur de théâtre à Cuba.
Cet exil avait été un choix après l’échec à Naples, où l’appui de Donizetti avait favorisé son engagement, de Amelia ossia Otto anni di costanza, malgré la présence de la Malibran dans la distribution. Cette amitié et probablement l’estime et l’admiration de Lauro Rossi pour son aîné se ressentent à plusieurs reprises, tant comme un hommage que comme la preuve de l’habileté de Rossi à capter les rythmes et les timbres porteurs dans les compositions de ses contemporains. Comment ne pas penser à Bellini dans la mélodie de l’air « Qui la vidi » ? A défaut d’originalité forte on en retient une impression de maîtrise des volumes, des effets, et une séduisante fluidité mélodique. La leçon rossinienne du chant sillabato s’entend au deuxième acte dans la plainte du poète, que l’apparition des spectres accompagnés des trombones du Commandeur a paralysé dans sa tentative grotesque de réécrire le final du Don Giovanni de Mozart, la mélodie à la scansion donizettienne adoptant le phrasé rossinien. Mozart apparaît en filigrane dans le duel vocal Annetta-Sinforosa, qui pourrait être celui entre Susanna et Marcellina, si celles-ci avaient lâché la bride pour s’injurier à qui mieux mieux.
Musicalement, donc, la découverte a été heureuse, servie magistralement par la direction de Enrico Lombardi, véritable Argus, et un orchestre manifestement sur les dents. Vocalement, aucun mouton noir ne défigure la distribution, même si la voix acidulée de Jennifer Turri ne nous a pas séduit dans le court rôle d’Inès. Présenté comme basse, Martin Csölley est efficace dans le rôle d’Alberto, au service du propriétaire de la maison mais complice des malandrins qu’Isidoro, l’homme de confiance, y a introduits.
Le naïf Don Raimondo ne pense pas à mal et peut-être ne pense-t-il pas beaucoup, sinon à sa chère Annette, auprès de laquelle il tarde à se déclarer, à la fois timide et tendre. Une fois chauffée, la voix d’Antonio Mandrillo, si elle n’est pas de celles dont le timbre et l’étendue captivent, retient par la musicalité avec laquelle il en use pour de jolies demi-teintes. Le rôle de sa bien-aimée Annetta, la deuxième dame selon l’usage du temps, puisqu’aussi bien le titre ne la mentionne pas, est échu à Tamar Ugrekhelidze, mezzosoprano récente vainqueur du prix Anita Cerquetti ; la voix est ronde, homogène, souple, étendue, et l’interprète rend sensible tant le désarroi que l’inflexible volonté de cette cousine de l’Isabella rossinienne. Matteo Mancini incarne de toute l’autorité de sa voix éclatante le chef de bande auquel son énergie brutale ne sert à rien quand il s’agit de se faire aimer. C’est un plaisir renouvelé de réentendre cette voix si bien placée et bien projetée. (CF Martina Franca et Sienne)
Restent les interprètes de Eutichio et de Sinforosa, Giuseppe Toia et Vittoriana De Amicis, a priori le couple vedette puisque souvent ces noms ont constitué le titre de l’œuvre. Il est difficile d’apprécier le travail de ces deux chanteurs, car si vocalement l’un comme l’autre ils ont été irréprochables, la virtuosité du soprano s’épanouissant dans les acrobaties correspondant aux foucades de Sinforosa, et justifiant l’insertion de l’œuvre dans ce festival, dramatiquement le compte n’y est pas. Ce couple de morts-de-faim où l’homme est la marionnette de la femme, où un raté s’illusionne sur son génie et où une ancienne belle étale ses charmes décatis, appartient par nature au genre bouffe. A lire le résumé de l’action on avait imaginé un cousin du poète de Matilde di Shabran, aussi comique, et une mégère guère apprivoisée. La représentation nous a montré des personnages dépourvus de l’aura comique espérée. Peut-être faut-il incriminer la mise en scène, à parler franchement peu marquante ou peu convaincante, qui semble avoir renoncé à l’adjuvant du maquillage, et laisser la bride sur le cou à Sinforosa dans la scène du marché où elle coquette avec les vendeurs alors qu’elle devrait couver jalousement Eutichio?
Peut-être aussi l’œuvre a-t-elle ses défauts. Le propre des œuvres semi-serie, comme Matilde di Shabran, est le mélange du dramatique et du comique. Mais ici la scène entre Don Raimondo et Don Isidoro, où ils se jouent mutuellement la comédie, semble provenir d’un opera seria, et traîne en longueur. Et les scènes qui devraient être franchement comiques, avec l’agressive Sinforosa ou le peureux Eutichio, ne le sont guère. Qui est le responsable ? Le compositeur, qui exploite une situation et la développe tant qu’il finit par alourdir le rythme général ? Ou une mise en scène timorée ?
Manifestement les moyens matériels disponibles pour la réalisation étaient minces. Signalons l’idée du film générique qui permet au spectateur de découvrir la distribution et les changements de lieu successifs, les toiles de fond qui suggèrent les engrenages des machines des faux monnayeurs, et la maison sur la colline, où nous avions vu la demeure de Psychose quand il s’agirait du manoir d’Edouard aux mains d’argent. Et déplorons que ce manque de moyens ait réduit à l’os la représentation des apparitions spectrales. Le public s’est néanmoins montré très chaleureux au rideau final, en particulier et à juste titre envers le chœur, dont les membres ont fourni eux-mêmes leurs costumes. Sponsors, à vos marques…