Sauf erreur, le Festival Berlioz n’avait pas donné L’enfance du Christ depuis 2018. Intitulée « Une jeunesse européenne », l’édition 2024 s’ouvre à l’Europe, du Royaume-Uni à la Pologne. Paul McCreesh avait gravé un mémorable Requiem de Berlioz en 2010. Comme nombre de chefs venus du baroque, il élargit son répertoire (Haydn, Mozart…Elgar, Britten) avec le souci de s’approcher au plus près des conditions de création de l’œuvre. Cette fois, il a troqué son Gabrieli Consort pour l’un des fleurons de la vie musicale polonaise : le chœur – riche d’une cinquantaine de voix – et l’orchestre du Forum national de la musique (NFM) de Wroclaw. Certes les instruments sont modernes, mais l’esprit souffle, Berlioz est bien là.
La spatialisation participe à la magie dramatique de cette musique singulière dans l’œuvre de l’Isérois. Le choix a été fait de n’exposer que les voix d’hommes du chœur, derrière l’orchestre, pour le premier tableau. Les devins, consultés par Hérode, s’y montrent énergiques, impérieux, et le dialogue avec le monarque (Neal Davies) convaincant. Si on a connu des barytons-basses d’une autre puissance, les inquiétudes du souverain sont bien traduites par le soliste. Ses airs « Ô misère des rois », accablé, tourmenté, suivi de « Lâches, tremblez » sont justes, émouvants, malgré un soutien inégal. Les voix de femmes s’ajouteront au deuxième tableau, pour le célèbre « Adieu des bergers », après que les cuivres aient quitté leurs pupitres. La plénitude de l’ensemble, sa fraîcheur, les beaux modelés obtenus par le chef nous ravissent. Qu’il s’agisse de l’orchestre comme du chœur, c’est un constant régal. Tous les pupitres brillent par leur cohésion et leurs couleurs. Les bois sont admirables (la clarinette en contrepoint d’Hérode, les bassons…). Quant au chœur, divisé, puisque celui des anges (8 voix de femmes) chante derrière le public et que l’on ne le découvrira que lors des saluts, il se montre exemplaire d’émission, de phrasé, d’expression, de maîtrise de la langue. Rien ne présume de son origine. Il faut savoir gré à Lionel Sow d’avoir conduit les chanteurs à ce degré de perfection. La maîtrise du français des solistes, bien qu’inégale, pourrait faire envie à plus d’un chanteur francophone.
Les grandes fresques orchestrales qui ouvrent les deux premières parties donnent le ton. C’est clair, toujours, nuancé avec subtilité, dynamique et coloré à souhait. Les passages fugués – devenus chers à Berlioz – sont conduits avec art, et les progressions exemplaires. La direction souple et précise qu’imprime efficacement Paul McCreesh, toujours attentive à chacun et aux voix, lui permet de construire cette ample fresque avec une justesse rare. L’imagerie pieuse, tout à tour, tourmentée et violente, pastorale, doloriste, enfin édifiante, séduit, débarrassée de tout sucre ajouté ou édulcorant.
Marie (Anna Stephany) et Joseph (Benjamin Appl) chantent deux duos, dans l’étable de Bethléem, puis à l’arrivée à Saïs. La mezzo s’y montre exemplaire de conduite, de timbre, d’expression et de longueur de voix, le baryton apparaît quelque peu en retrait, emprunté, et il faudra attendre son dialogue avec le père de famille pour que sa voix s’épanouisse. Ce dernier, le charpentier ismaélite, généreux, qui n’apparaît qu’à l’arrivée à Saïs, est chanté par Ashley Riches. Le baryton s’impose dans cet emploi gratifiant. La voix est ample, les moyens sûrs. Les petits rôles (un centurion, Polydore), confiés à deux artistes du chœur, ne déparent pas une distribution de haut vol. Des solistes, nous avons gardé le meilleur pour la fin. Le récitant, Laurence Kilsby, dès son intervention initiale, nous vaut un chant sonore, projeté, intelligible, d’une belle longueur de voix et d’un timbre gratifiant. L’émission est mordante, arrogante à souhait et on se prend à regretter que Berlioz ne lui ait confié que des récits.
Exemplaires, le chœur et l’orchestre, conduits avec intelligence par l’excellent Paul McCreesh, une distribution de haut vol confirment le rayonnement européen de Berlioz, servi ce soir à merveille. Emu, comblé, le public acclame très longuement les artistes, après avoir retenu ses ovations durant tout l’ouvrage.