Giulia, une jeune fille qui vit chez son tuteur Dormont, a épousé secrètement son amoureux Dorvil. Aussi les jeunes gens, contraints de dissimuler leur intimité conjugale, se rencontrent-ils nuitamment : il la rejoint par une échelle de soie qu’elle installe à son balcon. L’arrivée de Blansac, le prétendant au mariage que le tuteur destine à Giulia, crée une situation d’alerte pour les amoureux. Germano, un serviteur stupide, croit comprendre que Giulia a donné à Blansac un rendez-vous nocturne et pour faire l’informé il le dit à ce dernier, que sa fatuité pousse à n’en pas douter. A minuit donc Blansac se présente et comme Giulia ne lui répond pas il insiste. Le bruit attire le tuteur qui découvre la présence de Dorvil, le mariage de Giulia déjà consommé et s’y résigne, d’autant que Blansac accepte d’épouser Lucilla, disponible et disposée. Ainsi l’amour sincère et la jeunesse ont triomphé des calculs de l’âge mûr.
Cette intrigue est aussi vieille que le théâtre et depuis l’antiquité ces personnages sont devenus des types, y compris celui du serviteur dont les maladresses entraînent des catastrophes. C’est le cas de Germano, une sorte de factotum au service du tuteur que ses hormones mâles doivent travailler parce qu’il est prompt à s’échauffer et se rêve en séducteur irrésistible. Quand Dorvil évoque la réputation d’homme à femmes de Blansac, Germano décide aussitôt de se faire voyeur pour apprendre sur le vif. L’effet comique est garanti, d’autant qu’il est redoublé par le personnage de Lucilla, cousine de Giulia, elle aussi fort désireuse de s’instruire par l’exemple. Le substrat érotique sous-jacent est indéniable.
Eugenio Di Lieto (Blansac) et Claudia Urru (Giulia) © Patrick Pfeiffer
Fallait-il pour autant le rendre manifeste et systématique ? Ainsi dans la scène d’ouverture Germano attribue la nervosité de sa patronne à la proximité du mariage. Le ton se veut apaisant et sentencieux, comme l’avis d’un homme expérimenté sur le sujet, ce qu’il n’est pas et c’est la première manifestation de sa sottise. Certes le texte se prête à équivoque, mais c’est ce qui en fait le sel ; on s’en prive en montrant Germano qui se déhanche en jouant avec la fermeture éclair de sa salopette tel un Chippendale confirmé. Ne peut-on faire confiance aux spectateurs, qui ont l’aide des surtitres de Reto Müller ? Germano est puceau, il le confirmera en évoquant son échec avec Tognetta. Et Lucilla, elle aussi curieuse des choses de l’amour – entendre : ignorante – doit-elle être aussi entreprenante, avec Blansac ? Ces deux exemples pour asseoir notre affirmation : Stefania Bonfadelli, responsable de la mise en scène, des costumes et des décors, ne fait pas dans la dentelle. Un dernier : Dormont surgit dans la nuit armé d’un revolver qu’il gardera pointé sur tous les autres, et qu’il déchargera alors que tout est résolu et que les lumières s’éteignent. L’effet pour l’effet.
A scène ouverte elle a conçu et expose l’intérieur d’un appartement probablement en réfection car deux hommes en salopette vont et viennent au milieu d’un désordre hétéroclite, l’un a peut-être des plans en main, qu’il consulte de temps à autre, l’autre donne çà et là des coups de pinceau. En fond de scène une jeune fille en pantalon arrose on ne sait trop quoi, tandis qu’une autre va et vient dans le décor sans que l’on comprenne pourquoi. Un homme âgé en fauteuil roulant survient et semble examiner le chantier ; d’après ses gestes il n’est pas content. Cette agitation perpétuelle est probablement destinée à soutenir l’intérêt du spectateur, car elle dure aussi longtemps que l’ouverture. Faut-il une fois encore dire que ce parti pris est une erreur, sinon une faute ? Qu’il ne révèle rien à un néophyte ? Et qu’il ne peut pas combler les informés qui voudraient savourer sans perturbations inutiles l’inventivité de Rossini ?
D’autant que sous la direction à la fois sûre et légère de José Miguel Pérez-Sierra les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Cracovie sont ce soir exemplaires. Verve, mystère, brillant, tendresse, agitation, rien ne manque à la gamme des émotions suggérées par l’écriture musicale selon les conventions de l’époque, régénérées par la sève d’un compositeur de vingt ans. L’équilibre est quasi parfait avec le plateau, et la jointure idéale avec la vigilante présence de Gianluca Ascheri qui assure le continuo des récitatifs secs au pianoforte avec la volubilité et la précision qui contribuent à la vie du discours. Tout tombe à pic musicalement et réalise pour notre plaisir l’agencement d’horlogerie conçu par Rossini.
De la distribution émergent les jeunes premiers et le serviteur balourd. Claudia Urru gère bien une voix aussi longue et agile que le rôle le réclame, assez ronde, homogène, et si sa composition scénique semble parfois un peu appliquée, ou l’apparent encombrement scénique la gêne, elle s’efforce d’exprimer le malaise du personnage. Michele Angelini, que le Corrado nous avait révélé, a conservé sa projection ferme, la voix sa remarquable étendue et son agilité propice aux vocalises rapides. Il a aussi conservé son goût du risque car il n’hésite pas à tenter le diable en cherchant à s’élever plus que nécessaire. Nous comprenons la tentation, mais quand le chant est perçu comme un défi aventureux est-on encore dans le bel canto ? Mais l’effet est certain sur le public, qui apprécie et le fait savoir bruyamment. Emmanuel Franco, qui accomplit un tour de force car il a appris le rôle en quelques jours, confirme les dons que de précédentes éditions avaient révélés : une voix sonore, homogène, bien projetée, une vis comica certaine et une présence scénique de premier plan, soutenue par force mimiques expressives. Dans les rôles mineurs de Lucilla, Meagan Sill chante joliment son air et se montre très désinvolte en scène, tandis que Remy Burnens campe le Dormont mal en point et colérique conçu par la mise en scène. Reste le cas de Blansac. Des principaux personnages il est le seul à n’avoir pas d’air. Depuis l’initiative d’Alberto Zedda de lui attribuer un air pour basse écrit par Rossini à la même époque, au motif qu’en remplaçant un mot par un autre il irait comme un gant à Blansac, cet air est souvent inséré dans l’œuvre. Tel a été le choix à Bad Wildbad, où il sert de carte de visite au personnage qui l’interprète dès son entrée. Alberto Zedda insistait sur les difficultés de ce morceau tripartite. Pour nous, elles excèdent les capacités d’Eugenio di Lieto ; le timbre n’est pas des plus séduisants, la projection est modeste et manque l’éclat de l’esprit conquérant. Il en vient à bout grâce au contrôle du chef sur l’accélération et la puissance. Passé cet écueil, il s’engage dans l’incarnation de ce pâle Don Giovanni avec conviction.
Des insuffisances, donc, des irritations, mais que pèsent-elles quand la musique pure enchante, quand les airs ont le brio, le ton, l’esprit espéré, quand les ensembles – le quatuor dont la dernière partie annonce les futurs délires collectifs – sont parfaitement exécutés ? On les balaie et on remercie, comme l’ont fait très longuement les spectateurs conquis. Evviva Rossini !