Deux cent soixante réflecteurs en guise de rideau de fond de scène. Qui tour à tour s’allument à demi, et se nuent de couleurs d’ailleurs agréables, dorées ou bleutées, s’éteignent ou éblouissent, pour illustrer la dialectique jour/nuit qui court tout au long du livret de Wagner. Profusion de matériel électrique, qui est en somme le seul trait saillant de la mise en scène de Michael Thalheimer.
On avait gardé grand souvenir des partis pris très sanguinolents mais forts de sa production de Parsifal sur la même scène. On est d’autant plus désappointé de la transparence de sa mise en scène de Tristan und Isolde, qu’on qualifiera plutôt de mise en espace. Pour ne pas dire de quasi version de concert.
Isolde entre sur le plateau en tirant difficultueusement une longue corde, comme pour hâler le bateau qui l’amène en Cornouailles. Ce bateau sera réduit à un parallélépipède noir, une manière de podium sur lequel elle sera juchée durant l’essentiel du premier acte, dans une robe de mariée blanche à volants, moitié poupée de Nuremberg, moitié vamp platinée un peu cheap. Face à ces falbalas, Brangäne devra, avec ses cheveux tirés en arrière et son gilet tailleur, se contenter d’une maigre silhouette de surveillante générale. Quant au chevalier Tristan et à son écuyer Kurwenal, ils auront à se satisfaire d’une chemise noire et d’un pantalon tire-bouchonnant. Voilà.
Et alors que se passe-t-il ? Pas grand chose. Ce qui en somme n’est pas contradictoire avec l’opéra de Wagner, où tout se déroule dans la nuit des consciences et le secret des âmes. À condition que la puissance finalement mortelle des conflits qui les soulèvent soit palpable, sensible, troublante, glaçante, saisissante, que la tension (électrique pour le coup !) déchaine des éclairs.
Un chef inspiré
Or, c’est plutôt une ambiance retenue qu’installe la direction (très belle) de Marc Albrecht, dès le début du prélude, le fameux la des violoncelles émergeant à peine du silence. De longues lignes s’étirant à l’infini, une attention aux textures, des sonorités enveloppées, introverties, c’est un poème symphonique d’une grande poésie sonore qu’il installe, retenant constamment le son, attentif à ne jamais couvrir les chanteurs, avec un Orchestre de la Suisse Romande en état de grâce. On admirera constamment le velouté sans faille des cordes, le fondu des bois, la fusion des pupitres, tous soutenant la lenteur des tempi, et le feutré de la dynamique. Mais aussi la palette de couleurs (belle évocation de la forêt au début du deuxième acte, avec les cors au loin). C’est l’élégance du chef allemand, l’émotion qui naît de sa retenue, qui assureront l’équilibre de la soirée et estomperont ses disparates. Et, in fine, la passion qu’il insufflera au troisième acte.
Simplement (?) chanter les notes
Non moins remarquables, les rôles que l’on n’ose dire secondaires. Kristina Stanek, passant outre à la silhouette étroite que lui dessine son costume, est une Brangäne au timbre très chaud, et aux amples phrasés, gagnant en richesse (et en volume) au fil de la représentation, pour culminer dans ses mises en garde au début du deuxième acte puis dans les appels, les troublants « Habet acht ! », qu’elle lancera telle une vigie du haut du troisième balcon, créant un effet acoustique saisissant. Soit dit en passant, le décor ouvert n’aide guère les chanteurs, qu’on n’entend vraiment que s’ils viennent à l’avant-scène.
Impeccable aussi, le Kurwenal du baryton norvégien Audun Iversen : timbre très riche, sens de la ligne de chant wagnérienne, jeu de scène sobre et juste, belle présence scénique. Il dessinera avec beaucoup de justesse la tendresse protectrice de l’écuyer, presque fusionnel avec son chevalier mourant, au troisième acte.
Très remarquable aussi, modèle de chant wagnérien, le roi Marke de Tareq Nazmi. Il avait été ici-même un Gurnemanz douloureux à souhait, inoubliable silhouette chancelante sur ses béquilles. Il est ici l’incarnation de la noblesse, de la douleur, de l’amitié blessée. Surtout, l’émouvante beauté de la ligne de chant, la justesse de l’intonation, la compréhension profonde de la mélodie wagnérienne, tout se conjugue pour donner une impression d’évidence. Il lui suffit d’être là, immobile à l’avant-scène, dans un long manteau blanc, pour qu’une certaine grandeur s’incarne enfin.
On nommera aussi le Melot de Julien Henric, dont les courtes phrases ont tôt fait de montrer la solidité (son costume beige assorti de chaussures blanches n’est pas vraiment un cadeau, non plus que les mouvements erratiques qu’on lui impose ni la piètre mise en place du duel), le matelot et le berger d’Emanuel Tomljenović, aux clairs appels, et le timonier de Vladimir Kazakov.
Restent les deux rôles principaux, écrasants. Elisabet Strid est-elle une Isolde ? C’est la question que nous nous serons posée tout au long du premier acte. C’est davantage une Salomé qu’on aura eu d’abord l’impression de voir. Nerveuse, frémissante, d’une énergie farouche, elle se lance à corps perdu dans l’incarnation de son personnage, dessinant une manière de femme-enfant, de baby doll que la mise en scène fait longtemps gésir sur le sol, comme accablée, loin de la grandeur altière qu’on prêterait à la princesse irlandaise. Il faut dire que l’écriture du rôle d’Isolde, très tendue dès son entrée en scène, le restera tout au long d’un acte terriblement exigeant. Elle y sera d’un engagement sans faille. Mais les lignes plus longues du deuxième acte lui seront plus favorables, dès son monologue exalté, « Frau Minne kenntest du nicht ? », portée qu’elle sera par l’élan flamboyant de Marc Albrecht.
Si loin de toi…
Mais la scène qu’on attend, c’est bien sûr le duo d’amour du deuxième acte.
Si belle qu’ait été, à la fin du premier, la très lente séquence orchestrale suivant l’absorption par l’un et l’autre du philtre, moment où Marc Albrecht étire voluptueusement à l’infini le motif du Désir, l’embrasement des deux amants malgré eux avait sonné plutôt bousculé et d’une intonation indécise…
Le duo va selon nous souffrir de l’étrange éloignement l’un par rapport à l’autre où les maintiendra le metteur en scène. Et ce sera assez déconcertant de les voir à huit mètres l’un de l’autre quand Isolde célèbrera ce « und », le petit mot qui les unit… C’est un moment terriblement exigeant pour les voix où il est difficile dans le déferlement de passion de maintenir la ligne musicale et où l’on aura l’impression d’un certain manque d’homogénéité, notamment du ténor gallois Gwyn Hughes Jones. Ils se retrouveront dans le sublime appel à la nuit, « O sink hernieder, Nacht der Liebe », où l’extrême discrétion de l’orchestre permettra à leur prudent mezza voce de s’installer dans un moment chambriste et fusionnel auquel viendront s’associer les longues tenues de Brangäne,
Ce nocturne, sur le tempo étiré par le chef et les belles textures de l’OSR, trouvera son aboutissement dans la première apparition du thème du Liebestod, où les deux voix se transcenderont, notamment celle d’Elisabet Strid qui trouvera là ses meilleurs moments.
Un étonnant troisième acte
Mais d’un point de vue dramatique, c’est peut-être le troisième acte qui sera le plus réussi. Après un sublime prélude, moment suspendu d’une transparence infinie, on verra sur le plateau vide, le fastidieux mur de lumière ayant été remonté dans les cintres, entre Tristan hâlant un filin, le même qu’Isolde au premier acte, filin qui, on l’aura compris, symbolise à lui seul tout ce qu’il y a de maritime dans l’opéra…
Et on verra Tristan venir se coucher à terre au bord du plateau. Nudité de la scène, nudité de la voix : cet acte, c’est celui de la longue agonie du héros. Très habilement, et très efficacement, Gwyn Hughes Jones va adopter parfois une manière de sprechgesang, ou pour le dire moins anachroniquement, de parlé-chanté, sur le souffle, très peu timbré, et Marc Albrecht redoublera alors de précautions pour ne pas le couvrir. Le contraste entre cette faiblesse et la vigueur juvénile du Kurwenal d’Audun Iversen ajoutera à la force théâtrale inattendue de ce moment.
Usant parfois de la voix mixte, et se réservant de beaux éclats dans ce monologue où Tristan évoque « l’immense empire de la nuit universelle » d’où il est venu et qu’il va bientôt rejoindre, Gwyn Hughes Jones trouve là ses moments les plus émouvants. Tour à tour insurgé contre le destin, retombant épuisé, puis s’exaltant, à l’affût de la flûte du berger (superbe solo d’Alexandre Emard au cor anglais), dont la mélodie lui redit l’antique message « Mich sehnen – und sterben – Me consumer de désir et mourir ! »
Le retour de l’hémoglobine
Dans ses moments de puissance les plus enthousiastes, portés par un orchestre constamment animé, Gwyn Hughes Jones fera oublier les quelques difficultés de projection qu’on avait pu remarquer ici et là pour accéder à une grandeur héroïque saisissante. Celle dont on avait été en manque depuis le début de cette production.
Admirablement conduite par Marc Albrecht, irrésistible d’énergie et d’élan, viendra ensuite la longue montée vers le climax de l’arrivée d’Isolde, juste au moment où Tristan expirera, sur le thème du désir bien sûr, et en voix mixte. Très beau.
Après une ultime scène de cape et d’épée, pas très réussie, ni par Wagner ni par le metteur en scène, viendra le « Mild und leise » d’Isolde.
Petit détail intrigant, symptôme d’un tropisme sanglant chez Michael Thalheimer (cf. son Parsifal), on avait vu Tristan et Isolde, assis sur leur podium au deuxième acte comme deux enfants sur un ponton, s’ouvrir les veines du bras (vont-ils échanger leur sang, s’était-on demandé, la réponse est non). Ici, autre nouveauté, on va voir Isolde se trancher la gorge et l’hémoglobine couler sur le décolleté de sa robe noire (négatif de sa robe du premier acte), et c’est de ce geste qu’elle mourra, plutôt que transfigurée ou extasiée (verklärt) comme dit Wagner.
Ce célèbre air final, même s’il sera fort bien chanté et si on pourra y admirer à nouveau la ligne de chant d’Elisabet Strid dans ses meilleurs moments et l’aisance de ses aigus, n’aura peut-être pas tout à fait la dimension immense qu’on se prend à attendre, à la hauteur des mots d’un Wagner plus cosmique que jamais (« Dans le flot universel de la respiration de l’univers, que je m’engloutisse, que je me noie, sans conscience, volupté suprême »).
Tout s’achèvera par un très très long point d’orgue de l’orchestre, comme pour suspendre le temps, concluant une représentation portée (heureusement) par les chanteurs et par un chef inspiré.