Cent douzième représentation de Madame Butterfly dans la mise en scène de Bob Wilson étrennée in loco en 1993. Après trente années de bons et loyaux services, est-il possible de ne pas s’enliser dans le bourbier de la routine ?
Oui, à certaines conditions qui ne sont pas réunies en ce soir de reprise. Hiératique, désincarnée jusqu’à l’épure, l’approche wilsonienne est de celles qui résistent aux assauts des ans, intemporelle par la beauté de ses lumières, le dessin géométrique de ses costumes, l’abstraction de sa lecture et au-delà de l’esthétisme, la mise en opposition d’une gestuelle inspirée du théâtre nō avec l’élan lyrique de la partition – confrontation que l’on interprète comme la métaphore scénique de l’impossible communication entre orient et occident, entre Butterfly et Pinkerton. Mais avec le temps, d’une reprise à l’autre, la pureté du geste s’est troublée, sa précision s’est altérée, certains jeux de scène se sont déréglés, telle l’arrivée de Pinkerton sur les dernières mesures de la partition, autrefois rendue bouleversante par la manière dont l’officier, entravé par la mécanique du mouvement semblait impuissant face à l’inéluctable. Bob Wilson, paraît-il, était présent lors des saluts à l’issue de la première, il y a trois jours. Pourtant, la main du maître fait défaut.
Autre motif de frustration, la direction de Speranza Scappucci avec ses tempi bousculés préjudiciables à la respiration dramatique, à la poésie orchestrale et au chatoiement sonore. Encore les forces musicales de l’Opera de Paris lui offrent-elles les moyens nécessaires pour porter le chœur à bouche fermée à un niveau d’intensité théâtrale dont on aurait aimé qu’il fût l’étalon de la soirée.
© Chloé Bellemère-OnP
Déception aussi côté vocal, à l’exception d’Aude Extremo, seule à se détacher du quatuor de tête, Suzuki tellurique, biberonnée au lait d’Erda – la déesse wagnérienne – avec sa voix d’outre-tombe et ses inflexions crépusculaires, moins servante qu’ombre maternelle déposant sur les ensembles – le duo des fleur – un voile tragique du meilleur effet. A Sharpless, Christopher Maltman prête la matité d’un baryton patiné par les ans. La chaleur ne peut pallier la prestance – une bienveillance, une élégance par lesquelles le proconsul s’impose dans un opéra qui le traite sinon en subalterne. Clair de timbre, droit de ligne, Stefan Pop est un Pinkerton gêné aux entournures de la tessiture, comme embarrassé par la raideur à laquelle la mise en scène le contraint. Le chant peine à se déployer dans l’aigu, privant le duo d’amour d’ardeur et de sensualité. Eleonora Buratto fait ses débuts non dans le rôle de Butterfly mais sur la scène de l’Opéra Bastille. Sans doute faut-il lui laisser le temps de prendre la mesure de la salle. En dépit d’un contre-ré bémol évité (mais optionnel) dans l’air d’entrée et de quelques notes écourtées (« Un bel di vedremo »), son soprano, radieux dans le haut médium, devrait à terme parvenir à faire entendre les couleurs et les intentions essentielles à la caractérisation de la geisha, si tant est que leur absence lors de cette représentation soit imputable aux pièges d’une acoustique inconfortable.