Proposer un récital de Lieder pour ouvrir sa saison, on peut bien dire que le Grand Manège de Namur n’a pas choisi la facilité ! Ce genre à une réputation d’élitisme, il est peu propice à attirer les foules et si les spécialistes s’en délectent, le grand public s’en sent un peu exclu, que ce soit par méconnaissance de la langue ou par manque de familiarité avec le répertoire et ses codes.
Or c’est précisément ce à quoi s’attaque Julian Prégardien qui ne souhaite qu’une chose, pouvoir partager son amour du Lied avec le plus grand nombre, casser les codes, assouplir le rituel, ou même s’en dégager complètement au profit d’un contact plus direct, plus spontané, plus vrai avec le texte.
Si le cœur du programme était consacré au Dichterliebe de Schumann, c’est par Grieg, dont les Lieder sont moins courus mais qui en composa néanmoins de nombreux cahiers (quelques 150 mélodies), que les deux artistes commencent leur récital. Les six pièces de l’opus 48 datent de 1888 et sont d’une veine tout à fait comparable aux Lieder de Brahms par exemple. Diversité des auteurs des textes, pas de rappel thématique de l’une à l’autre, ces mélodies ne constituent pas à proprement parler un cycle. Leur charme est pourtant bien agissant, avec pour point culminant le très beau Verschwiegene Nachtigall, et le très poétique Ein traum pour conclusion. L’expression très libre et spontanée de Prégardien, soutenu très attentivement par Eric Le Sage au piano, confère un charme bien particulier à cette première partie de programme.
La suite, donnée sans interruption, est consacrée aux quatre Nachtstücke pour piano de Schumann, ensemble assez dense et néanmoins fantasque, qui constitue une sorte d’introduction idéale au Dichterliebe qui va suivre et que tout le monde attend.
Liberté de ton et attention très soignée aux textes chantés sont probablement les deux principales caractéristiques de l’interprétation du duo de musiciens, qui font aussi preuve d’une grande familiarité et d’un immense amour de l’œuvre. En véritables chambristes, ils construisent ensemble la tension dramatique qui sous-tend le fil du cycle, mais aussi les moments de détente qui viennent de-ci de-là alléger l’atmosphère. Tout est intense et conduit, mais la spontanéité l’emporte, tout comme le sens de la narration et un énorme pouvoir de conviction qui tient au charisme du chanteur face à son public. Son visage reflète à chaque instant le sens du texte, sans aucune affectation, avec une sincérité parfaite et touchante. Le magnifique Ich grolle nicht à mi-parcours, et le surprenant Ich hab im Traum geweinet, comme suspendu dans les airs et entrecoupé de longs silences qui en renforcent l’étrangeté, sont particulièrement réussis et témoignent de l’expressivité très personnelle du chanteur, de son audace interprétative, de sa constante recherche de sens à travers le texte. Aidé d’Eric Le Sage, fin connaisseur de Schumann et très inspiré également, le chanteur parvient très naturellement à rendre la grande arche poétique que constitue le cycle, tout en réservant un sort particulier à chaque mélodie dans un parfaite continuité d’intention jusqu’au postlude final.
Largement applaudis par le public, les deux artistes donneront encore deux bis, Dein Angesicht et pour finir le très célèbre Widmung, touchant hommage de Robert Schumann à Clara, grâce auquel chaque membre du public peut quitter la salle le cœur comblé.