Aida sans pyramide, sans sphinx, sans hiéroglyphes, sans références à un Proche-Orient d’hier ou d’aujourd’hui (donc sans kalachnikov – qui s’en plaindra ?) : telle est la position tenue à Rouen par Philipp Himmelmann, metteur en scène allemand non soumis au diktat du Regietheater. Une fois l’opéra de Verdi épouillé de tout signe extérieur d’égyptologie, que reste-t-il ? Un drame d’amour et de pouvoir enfermé dans un hémicycle dessiné par des cloisons amovibles. Sur les murs, des lumières circulaires dorées disposées à la manière d’un papier peint des années 1970 ; au-dessus, un déambulatoire, utile pour les tableaux à plusieurs dimensions mais finalement peu employé à cet effet ; au centre de l’arène, posés sur une tournette en forme de rocher, un lit et un siège. Leur dimension symbolique sera laissée à l’appréciation de chacun. Eclairages et position des cloisons se chargent de rompre l’ennui que pourrait engendrer à la longue ce décor unique. Les costumes projettent l’action dans un XXe siècle indéfini, où les prêtres sont vêtus de noir, les dames de robes du soir, où le pharaon semble avoir emprunté son costume à Fidel Castro et Aida à Célestine, l’héroïne de Journal d’une femme de chambre. Malgré la transposition, l’approche reste fidèle au livret. Son autre originalité consiste à mettre l’accent sur la relation entre Aida et Radamès, plus incarnée qu’à l’habitude. Le prélude surprend les deux amants au lit, tendrement enlacés ; la scène du triomphe s’attarde sur leurs retrouvailles, la chorégraphie de Kristian Lever illustre leur antagonisme. D’aucuns prétendent qu’Amnéris est le personnage principal de l’opéra. Philipp Himmelmann démontre qu’il n’en est rien.
© Fred Margueron
Familier du répertoire contemporain, Pierre Bleuse s’attache en premier lieu à articuler les différents plans sonores. La direction se fait monumentale pour exalter l’architecture de la partition. L’orchestre possède une palette de couleurs plus variée que le chœur, auquel les effets de spatialisation chers à Verdi sont trop souvent refusés. Chanter sur scène les premières mesures du 3e actes, supposées évoquer les prières lointaines des prêtres et des prêtresses, va à l’encontre des intentions dramatiques du compositeur. Surtout, dans la fosse, l’abus de décibels avec en corolaire le défaut de nuances, rend bon nombre de passages éprouvants – la scène du triomphe mais pas seulement. Aida, opéra intimiste comme aiment à le souligner les exégètes verdiens. Qui, face au maelström sonore consentira à le croire ?
L’équilibre entre fosse et plateau demeure respecté mais les chanteurs doivent fournir un surcroît d’effort qui n’est pas sans conséquences, appréhension d’un soir de première aidant. Ainsi Alisa Kolosova, mezzo-soprano ample et voluptueux, poussée dans ses retranchements par la scène du jugement, l’aigu placé mais écourté pour ne pas flancher (on regrette au passage que les « Pace t’imploro » à la fin de l’opéra soient inaudibles car chantés depuis la coulisse – à quoi sert le déambulatoire ?). Ainsi Adam Smith que l’on sent entravé dans sa volonté de moduler son rôle – on entend cependant combien son Radamès est redevable à Franco Corelii qu’il avouait récemment avoir pris pour modèle, vaillant et homogène, hardi par les risques qu’il prend pour tenter en allégeant l’émission d’offrir un tendre contrepoint à la virilité du guerrier. Ainsi Joyce El-Khoury, autorisée par un médium désormais étoffé à élargir son répertoire, soprano d’abord connue – et appréciée – pour des sons filés de toute beauté que seuls les duos avec Radamès lui permettent d’exposer, quand l’aigu à pleine voix vire au vinaigre. Ainsi, le messager de Néstor Galván, vite épuisé après une entrée faisant valoir une voix de ténor saine et placée. Ainsi dans une moindre mesure, Iryna Kyshliaruk, Grande-Prêtresse pure de timbre comme de ligne dans ses invocations à Ptah, et Adolfo Corrado, probe Ramfis dont le nom est à suivre avec intérêt. Aucun effort en revanche pour Nikoloz Lagvilava, baryton géorgien à la projection terrifiante, machine à briser le mur du son au détriment de l’expression. Qu’Amonasro soit un va-t-en-guerre assoiffé de revanche, nul ne le contestera, mais un zeste de subtilité ne serait pas superflu.
La dernière représentation, le samedi 5 octobre à 18h, est retransmise gratuitement en direct sur plus de trente écrans géants dans toute la Normandie, place de la Cathédrale à Rouen, en gare de Rouen et en live sur les pages Facebook et Youtube de l’opéra (plus d’informations)