Quel bonheur de retrouver le Festspielhaus de Baden-Baden, en pause forcée pour la partie lyrique depuis trop longtemps ! Pourtant, malgré la reprise, rien n’est simple : c’est à un protocole précis et très strict dans le respect des mesures sanitaires que s’est livré, à l’allemande, l’immense théâtre. Une appli permet même de suivre à la trace tous ceux qui entrent dans l’ample salle, avec un minuteur intégré. De quoi refroidir les plus courageux et motivés des auditeurs frustrés par le manque et pourtant non, la jauge minimale est atteinte et le théâtre fait, entre guillemets, le plein.
Certes, nous n’avons pas encore droit à de l’opéra (c’est prévu pour une Tosca à la fin du mois), mais au moins nous a-t-on concocté un Winterreise à l’affiche alléchante : l’immense mezzo Joyce DiDonato, accompagnée au piano par rien moins que le chef Yannick Nézet-Séguin, présent par ailleurs à Baden-Baden pour un festival Beethoven, en retard de quelques mois sur le calendrier des anniversaires, pour les causes que l’on connaît trop bien.
La belle mezzo américaine fait son entrée dans une superbe robe noire au volume impressionnant qui confère à la cantatrice un aspect aristocratique intemporel. Portant une crinoline déstructurée évoquant les ailes d’un corbeau tout comme un datura noir mortifère, le tout de circonstance, la diva est flanquée de son accompagnateur qui la suit comme son ombre. À peine installées, lui à son piano, elle sur un siège à côté d’un sobre guéridon (si tant est qu’on puisse qualifier ainsi l’espèce de billot rectangulaire qui en fait office), la lumière s’éteint, pour se rallumer après une petite indication qui s’incruste en surtitres : « Il lui a envoyé son journal par la poste ». Et à partir de ce moment-là, le temps est comme suspendu. L’émotion survient là où on ne s’y attendait pas, c’est-à-dire tout de suite, pour se distiller et infuser pendant une heure comme en apnée.
À quoi cela tient-il ? C’est après avoir lu dans le programme la note d’intention de Joyce DiDonato que l’on se met à réfléchir sur le concept qui guide son interprétation de ce soir. Elle explique s’être interrogée sur l’être aimé qui est sans cesse mentionné dans les textes de Müller et sous-jacent dans la musique de Schubert. Qui était la personne à l’origine de ce voyage en hiver, dans tous les sens du terme, qui pourrait très bien se terminer par un suicide ? Qu’avait-elle ressenti en découvrant « Gute Nacht » gravé sur sa porte ? Quel avait été son voyage à elle ? Remords ? Pitié ? Mélancolie ? Amour ? Pour la cantatrice, cette personne est comparable à la Charlotte de Werther, dont on peut se demander ce qu’il advient d’elle après la disparition du héros.
Joyce DiDonato commence par ouvrir ce fameux journal reçu par la poste, puis le lit, ou plutôt le chante, tournant les pages en nous laissant découvrir les émotions successives qui l’animent au fur et à mesure des mots qu’elle interprète, avec une maîtrise parfaite dans la diction et une précision d’orfèvre dans l’articulation. Sur la scène du Festspielhaus, nous avions déjà eu droit à l’interprétation plus qu’habitée d’un Matthias Goerne qui traînait son spleen jusqu’au bout de la nuit ou encore celle de Christian Gerhaher plus lumineuse. Ici, nous avons une femme possédée, qui se fait le chantre d’une autre femme et de son voyage en hiver, ou en enfer, tout au moins en grande solitude et désarroi, au vu des lettres ou plutôt du journal qu’on effeuille et dont le moindre mot produit un effet maximal. La mise à distance et le changement de rôle permettent de déployer une palette subtile et nuancée, où la belle mezzo use de toutes les qualités qui caractérisent son chant : un legato superbe, une maîtrise confondante dans les aigus en force notamment d’où pointent des fragilités (très contrôlées et destinées à nous faire vibrer au diapason de ces divagations existentielles), une très grande capacité à communiquer les émotions les plus subtiles en les soulignant d’une gestuelle délicate (avec de faux airs de Kirsten Dunst, de Glenn Close ou encore de Nicole Kidman, en tout cas, une vraie présence).
Au piano, Yannick Nézet-Séguin fait merveille, tout à tour funèbre et consolateur, totalement en phase avec Joyce DiDonato. Jamais le chant n’est écrasé par la musique, mais chaque note est distinctement présente, nette et tranchante comme de la glace, ou limpide comme de l’eau qui coulerait doucement, sonore comme la neige sur laquelle crissent les pas, puissamment évocatrice, en tous cas, à la libre interprétation de chacun. On en frissonne, tant la gémellité entre les artistes est évidente, tout en nous laissant une grande place. Si ce concert s’inscrit dans la tournée qui accompagne la sortie du disque chroniqué (et peu apprécié) par Clément Taillia, le caractère assourdi mentionné par ce dernier n’est pas ce qui transparaît ici. Est-ce parce que la soif de musique et la frustration altèrent notre jugement ? Toujours est-il que le public fait un triomphe aux artistes et à cette vision peu conventionnelle, pendant que les interprètes se tiennent longuement dans les bras. Au terme du Voyage d’hiver, personne ne s’attend à un bis et pourtant, Joyce DiDonato, visiblement émue, s’adresse à la salle, en lui racontant la genèse de cette aventure. C’est ici même, il y a quatre ans, que Yannick Nézet-Séguin lui a suggéré de s’emparer de Die Winterreise. Elle a commencé par refuser catégoriquement et le chef lui a suggéré d’y réfléchir. Un an plus tard, toujours au même endroit, ils commençaient à répéter. Depuis, le contexte de la crise sanitaire a encore contribué à faire écho à ce dur voyage vers l’espoir, vers la musique. Et justement, l’on nous gratifie d’un « An die Musik » bienvenu et consolateur. Un peu plus tard, dans le restaurant du Festspielhaus, quand les artistes font leur entrée, tous les spectateurs attablés se mettent spontanément à applaudir, ce qui ne se fait pourtant jamais, la discrétion et la retenue étant ici de mise. Mais ce qui avait précédé avait visiblement été ressenti comme un moment tout à fait extraordinaire.