C’est une découverte, sinon une révélation ! La réapparition d’un compositeur, Camille Erlanger, qui n’est qu’un nom, parcimonieusement et rarement cité, et d’un opéra, La Sorcière, jamais redonné depuis sa création.
Portée à bout de bras par Guillaume Tourniaire, maître d’œuvre d’une version de concert donnée au Victoria Hall de Genève le 12 décembre 2023, avec un cast de solistes aussi solide que nombreux (24 rôles), ainsi que l’Orchestre et le Chœur de la Haute Ecole de Musique de Genève.
Avec ces trois disques, enregistrés live, insérés dans un livre copieux, Tourniaire semble d’ailleurs en passe de devenir une manière de spécialiste d’Erlanger, dont le même automne 2023 il dirigeait L’Aube rouge au Wexford Festival Opera (WFO), où l’on entendait déjà Andreea Soare, interprète ici d’un rôle-titre plutôt exigeant. La vidéo en reste disponible en streaming. Rappelons qu’il y a quelques années, dans une démarche similaire, Tourniaire avait déjà ressuscité Ascanio de Saint-Saëns.
La Sorcière a été créé en 1912 à l’Opéra-Comique, dans des décors de Lucien Jusseaume (qui avait dessiné ceux de Pelléas), avec une distribution de premier ordre sous la baguette de François Ruhlmann : Marthe Chenal (l’une des grandes Tosca du moment) dans le rôle de Zoraya la sorcière, Léon Beyle (titulaire-maison de tous les grands rôles de ténor) dans celui d’Enrique, Jean Périer (le créateur de Pelléas) en cardinal Ximénés, avec la débutante Ninon Vallin en Manuela.
Le livret reprend une pièce de Victorien Sardou (1903), conçue pour Sarah Bernhardt (comme Cléopâtre, Fedora, Theodora, Tosca, qu’il écrivit aussi pour elle). Il répond aux attentes du public de l’Opéra-Comique. André Sardou, fils de Victorien, se charge de l’adaptation et combine, selon des recettes éprouvées, l’exotique, le pittoresque, et les scènes obligées, duos amoureux, procès, bûcher. Le Trouvère ou Carmen ne fonctionnaient pas autrement.
Deux ou trois choses sur Camille Erlanger, pour mémoire…
Soit goût personnel, soit adaptation au style de la maison, Camille Erlanger cultive avec constance la veine pittoresco-dépaysante. Élève en composition de Léo Delibes au Conservatoire, il remporte le premier grand prix de Rome en 1888, devançant Paul Dukas, avec sa cantate Velléda. On sait peu de choses de sa vie personnelle, sinon que, né d’une famille de commerçants juifs (et l’Action Française s’en souviendra pour dire beaucoup de mal de sa musique), il épouse Irène Hillel-Manoach, allié à la famille Camondo (ils ont un fils, Philippe Erlanger (1903-1989), futur auteur de biographies à succès).
La notoriété lui vient avec Saint-Julien l’hospitalier, légende dramatique d’après Flaubert. Une suite symphonique, La Chasse fantastique, en est tirée en 1894. Donnée en concert lors d’un festival Berlioz, elle sera tancée vertement par un de nos excellents collègues (« musique exaltée, démonstrative, mais qui sent l’artifice »)…
Ce sera la seule mention dans les pages de ForumOpera d’une de ses œuvres. Son nom sera parfois cité, parmi ceux de Xavier Leroux (soit dit en passant auteur de la musique de scène pour la pièce de Sardou au théâtre Sarah-Bernhardt), Georges Hüe, Henry Février, ou ceux, moins délaissés par la postérité, de Gustave Charpentier ou Alfred Bruneau, tous grands fournisseurs de l’Opéra-Comique et parfois du Palais Garnier.
À la salle Favart Erlanger donne Kermaria (1897), drame breton, Aphrodite (1906) d’après Pierre Louÿs (thème émoustillant et succès public), Le Juif polonais (1900), d’après Erckmann-Chatrian, sa plus durable réussite, épisodiquement reprise jusque dans les années trente).
Le Fils de l’Etoile (1904), sur un livret de Catulle Mendès, a les honneurs de Garnier. Cette fresque « d’un goût épico-wagnérien » (dixit Jacques Tchamkerten, dans le livret du présent album) évoque un soulèvement des Hébreux contre l’empereur Hadrien. Un Bacchus triomphant, créé à Bordeaux en 1909, célèbre la vigne et le vin. L’Aube rouge (Rouen, 1911) met en scène les milieux nihilistes russes. Hannele, d’après Gerhardt Hauptmann, terminé en 1913, ne pourra être créé (un auteur allemand, ce n’est pas le moment) et devra attendre Strasbourg en 1950.
Un travail d’édition aussi exemplaire que l’interprétation
Faut-!l le dire, le livret de cette Sorcière est d’un intérêt assez mince… Tout l’intérêt réside dans le traitement qu’en fait Erlanger. Évidemment anachronique, si l’on songe à Pelléas (1902), mais en somme proche des véristes italiens (certains critiques évoqueront Puccini, et sous leur plume ce ne sera pas un compliment).
La scène est à Tolède en 1507. Don Enrique Palacios, capitaine des archers, doit arrêter la Mauresque Zoraya, coupable d’avoir enlevé le corps du Maure Kalem (lapidé pour avoir aimé une chrétienne). Elle l’embobine si bien qu’il tombe bien sûr amoureux d’elle. « Je donnerai des heures d’ivresse à celui qui bravera les flammes du bûcher pour celles que le soleil d’Afrique a coulées dans mes veines…», dit-elle dans un envol (?) lyrique. « Ce sera moi ! » répond-il.
La version Erlanger du leitmotiv
Si le tutti orchestral du début semblera passablement tintamarresque (ce penchant aux débordements sonores sera tenu à grief par les détracteurs d’Erlanger), la scène d’ensemble à multiples personnages qui suit offrira à Tourniaire – dont le commentaire musical est l’un des grands attraits de cette édition (un travail exemplaire) – prétexte à débusquer un des traits de la manière d’Erlanger : son usage de « sujets musicaux », ses leitmotivs en somme. D’abord celui de l’accusation (une gamme chromatique descendante), puis celui de l’oppression (des triolets d’accords violents).
Puis tout s’apaisera et on entendra celui de Zoraya, apparaissant dans un rayon de lune en ré majeur, une flûte puis le violon solo déroulant son thème sur des arpèges de harpe.
Insensiblement viendra ensuite un frémissement des cordes, voluptueux comme du Massenet, induisant le motif du désir, aux harmonies fondantes, pour ne pas dire sucrées…. « Elle est belle », chantera alors Enrique, désormais captif.
Page charmeuse en effet, que ce premier duo, où Andreea Soare se joue des intervalles redoutables qu’Erlanger avait écrits pour Marthe Chenal. La barcarolle orientalisante (« Dans ma demeure… ») où elle évoque, dans une phrase aux lignes et aux modulations insinuantes, les herbes magiques dont elle connaît les secrets, amènera le thème de l’amour interdit avec son intervalle de neuvième mineure, ondulant sur un rythme de boléro.
Un couple idéal
C’est selon nous le deuxième acte qui contiendra les plus beaux moments. Un prélude « atmosphérique », aux sinuosités orientalisantes (on pense à Antar de Rimsky-Korsakov), des cloches au lointain, dignes du prélude du troisième acte de Tosca… Les talents de coloriste et d’orchestrateur d’Erlanger sont évidents, il joue des timbres (le cor anglais du thème du destin), d’harmonies changeantes, de mélodies qu’il n’étire jamais, de leitmotivs qu’il tuile subtilement, et d’un sensualisme très Art nouveau pour un duo des deux amants s’inscrivant dans la lignée de Gounod.
Sur les ondulations des cordes, le mariage est idéal entre les deux voix : le timbre chaud de Jean-François Borras, sa musicalité, ses phrasés de violoncelle et sa diction parfaite sont mis au service d’un rôle d’homme sensible, très original, fragile, introverti et celui d’Andreea Soare, aux mêmes couleurs fauves, se plie souplement lui aussi à l’écriture vocale singulière d’Erlanger : on a le sentiment qu’il écrit ici pour les voix comme il écrit pour les bois, en longues lignes fluides, sans effet, sinon l’exacerbation du désir qui monte irrésistiblement.
Changement de ton
Rebondissement parfaitement mélo, on apprendra bientôt que Enrique doit épouser (le jour même) la douce Joana, fille du gouverneur Padilla, l’ennemi juré des Maures….
Cette grosse ficelle nous vaudra un troisième acte avec l’incontournable scène de bal (et au passage un nouveau chœur brillamment écrit : après celui très syncopé des pauvres gens, celui des invités, à plusieurs voix aussi, sera d’une sensuelle élégance et mettra en valeur la qualité du Chœur de la HEM de Genève).
Mais surtout elle amènera un deuxième duo Zoraya-Enrique qui sollicitera toute la tessiture d’Andreea Soare, avec des sauts de notes considérables, dans une longue imprécation aux aigus exigeants, d’écriture très anguleuse. Puis le thème du désir, de retour, la conduira à une suave romance « avec un charme enveloppant et magique » (dixit Erlanger) : accords de treizième, harmonies capiteuses, on y entend toute l’originalité d’Erlanger et une inspiration qui dépasse le simple métier. Andreea Soare se prête avec brio aux exigences multiples du rôle (notamment ici à une note haute sans préparation, dont elle ne fait qu’une bouchée).
Comme un écho de Tosca
Tous les scénaristes américains vous le diront, rien de tel qu’une bonne scène de procès. Celle de l’acte IV sera particulièrement réussie. C’est Enrique qu’on juge. Il a trucidé d’un coup de dague l’envoyé du Saint-Office qui venait arrêter la sorcière.
Si le prélude en renoue avec les tonitruances du tout début et avec le thème de l’Inquisition, très vite le duo de barytons entre Padilla (rôle très court luxueusement distribué à Alexandre Duhamel et le cardinal Ximénès (Lionel Lhote, impressionnant) introduit une scène redoutablement efficace, éclairée par une extravagance : le témoignage d’Afrida, une sorcière un peu allumée, prétexte à un numéro de possession assez foutraque, émaillé de rires hystériques où Marie-Eve Munger peut délirer tout son saoul dans un brillant numéro « à effets ».
Autre sorcière convoquée, Manuela (Sofie Garcia) accablera aussi Zoraya dans un monologue évoquant étonnamment l’air de Liu dans Turandot.
D’ailleurs c’est immanquablement au deuxième acte de Tosca que fera penser l’interrogatoire de Zoraya par un Ximénès ressemblant furieusement, y compris vocalement, à Scarpia. La violence de la scène se résoudra dans le lamento de Zoraya, « Toutes les douleurs de la défaite », qui est en somme son « Vissi d’arte ».
Nouvel exemple de la puissance d’inspiration d’Erlanger, et de son âpreté parfois. Moment désolé, aux dissonances parfois grinçantes, où la voix s’entrelace au hautbois et au cor anglais, et culmine dans des imprécations (« Ici est l’Enfer ») où Andreea Soare est impressionnante d’engagement et d’intensité. Après un ultime thème d’amour au hautbois, Lionel Lhote lancera un monumental et glaçant « Nous la brûlerons après Vêpres ! »
La courte scène finale, celle du bûcher, s’éclairera encore d’une prière de Jean-François Borras décidément magnifique dans une de ces mélodies un peu hirsutes qu’ose Erlanger et d’un ultime monologue douloureux de Zoraya. Mais entre le Dies Irae de l’orchestre, l’intervention terrassante de l’orgue du Victoria Hall, l’éveil magique de Joana (Servane Brochard) que la sorcière avait plongée dans le sommeil, et l’empoisonnement des deux amants, Erlanger ne lésine pas sur les moyens…
On l’a dit, La Sorcière n’a jamais été redonné à la scène. Un tel opéra pourrait-il l’être aujourd’hui, ce n’est pas sûr. Et sans doute, un enregistrement comme celui-ci effectué live avec l’adrénaline du one shot est-il le meilleur moyen de le ramener dans la lumière. D’autant que la prise de son, dans l’acoustique du Victoria Hall, malcommode aux effectifs pléthoriques, est excellente – les voix ne sont jamais couvertes, ce qui est méritoire dans cette configuration..
Surtout il est servi par un cast remarquable, jusqu’aux plus petits rôles, par un Orchestre de la HEM comme toujours excellent (homogénéité des cordes, beauté des vents – très sollicités par Erlanger), et surtout par la direction ardente, fluide et passionnée d’un Guillaume Tourniaire qui prend au sérieux cette musique.
Une musique dont Jacques Tchamkerten prophétise que notre époque saura peut-être lui trouver des qualités et une portée que les auditeurs de la Belle Epoque, qu’ils fussent enracinés dans la tradition Gounod-Massenet ou inscrits dans une modernité Debussy-Dukas, n’avaient pas été en mesure de discerner.