Revoir des concerts, ces temps-ci, est un privilège qui s’apprécie à sa juste valeur ; qu’il s’agisse d’un concert avec des chœurs, et l’instant apparaît plus rare encore : ceux de l’Orchestre de Paris, en effet, avaient été écartés de la plupart des représentations jouées pendant le confinement, sans public et devant les caméras, à des fins de diffusion sur le site de la Philharmonie. Au moment où Lionel Sow s’apprête à passer la main après 10 ans de mandat, il nous revient de rappeler la qualité constante des prestations de ce chœur amateur. Dans les pages très exposées de cette première partie de concert, où l’orchestre soit se tait, soit se fait discret, leur excellence nous frappe plus encore. Ecrites en quelques semaines pendant l’hiver 1915, Les Vêpres contredisent l’image du Rachmaninov uniformément virtuose et flamboyant qui s’est un peu trop vite imposée dans la tête des mélomanes. Alors au faîte des honneurs, notamment grâce au succès de son Troisième concerto pour piano qui avait triomphé à New-York quelques années plus tôt, le compositeur trouve ici un format lui permettant d’exprimer sa nature méditative et introvertie. Et le plain-chant dépouillé des deux extraits présentés ce soir sont magnifiés par les timbres des choristes : répartis sur les balcons latéraux pour les besoins de la distanciation sociale, ils n’en emplissent que mieux une salle peu favorable aux voix.
De même, Sabine Devieilhe est placée au beau milieu des musiciens, et non sur le devant de la scène. Fondue parmi les membres de l’orchestre, elle fait d’autant plus apprécier la qualité de sa projection et l’armature adamantine de son timbre, qui capte d’emblée toute la sensualité que Rimski-Korsakov a mis dans sa Romance orientale. Le traitement instrumental (au meilleur sens du terme !) de la voix, créatrice de sons et de vibrations au-delà des mots, est bien sûr tout l’objet de la fameuse Vocalise de Rachmaninov : là encore, l’intelligibilité de la ligne de chant, la clarté des couleurs, semblent sorties d’un monde onirique, justement décrit dans l’autre mélodie de Rachmaninov chantée ce soir, « Zdes’ Khorosho » (« Ici, tout est beau »).
Loin de cet univers extatique paraît alors Nicolas Kedroff et son austère Pater Noster, ainsi qu’Alfred Schnittke qui, dans son Concerto pour chœur, fait de la voix une matière ambiguë, constamment tiraillée entre l’apaisement et les angoisses matérialisées par de puissantes dissonances. L’extrait qui en est donné ce soir s’enchaîne donc parfaitement avec l’introduction sentencieuse de la Dixième symphonie de Chostakovitch. Ecrite au lendemain de la mort de Staline, qu’elle caricature peut-être dans un deuxième mouvement à la fois inquiétant et grotesque, cette œuvre foncièrement pessimiste percée de loin en loin par quelques éclats cinglants demande à l’Orchestre de Paris toute les ressources d’une virtuosité sans tache. Au pupitre, Lorenzo Viotti ne parvient pas toujours à maintenir toute la tension qui devrait rendre presque insoutenable la fin du Moderato initial. Mais l’ironie de l’Allegretto, la course à l’abîme quelque peu grandiloquente du final, emportent l’adhésion : dans le répertoire russe, l’Orchestre – et le chœur !- de Paris ont décidément leur mot à dire.