La Femme sans ombre est d’une telle complexité, d’un tel foisonnement, qu’il a fait tourner la tête à plus d’un – Strauss lui-même et son librettiste Hofmannsthal les premiers ! Claus Guth, qui signe la mise en scène de cette Frau ohne Schatten (dixième représentation depuis la première en avril 2017) à Berlin (Staatsoper), prend le parti très respectable de non-littéralité, une lecture littérale qui, on l’imagine, l’aurait mené (et les spectateurs en même temps) dans des chemins insécures.
C’est bien sans doute le défaut de cette pièce (ses huit années de gestation disent assez combien nos deux hommes ont bataillé pour mener l’entreprise à bien), de vouloir à la fois trop en dire et trop en faire entendre. Pour le coup, le fameux « trop de notes » reproché en son temps à Mozart aurait eu ici (et pas que, il y a un certain nombre d’opéras « bavards » chez Strauss convenons-en) une certaine pertinence. Quant au « trop de mots », ou peut-être « trop de densité », il aurait fallu les inventer pour dire à Hugo von Hoffmannstahl que trop, c’est parfois trop ! Cette histoire, d’une éminente poésie, se perd dans les entrelacs de considérations dispensables, qui font que malheureusement, le spectateur peut être amené à devoir démêler l’important de l’accessoire, sans toujours être capable de le faire.
Claus Guth décide de contourner l’obstacle et il le fait avec une rare habileté et, surtout, une idée force : l’Impératrice est malade, elle est victime d’hallucinations. C’est ce qui est montré en quelques secondes avant que retentisse le premier accord, et l’on comprend que toute la suite, les trois heures et demie de musique, constitueront le rêve qui habitera l’Impératrice jusques et y compris dans la scène de réconciliation finale, qui précèdera son réveil.
© Hans Jörg Michel
Une idée qui va permettre à Guth ainsi qu’à Christian Schmidt, qui signe de magnifiques costumes ainsi que les décors, de nous proposer une fable onirique du plus bel effet. Visuellement, le spectacle est entièrement réussi, la scène est peuplée d’animaux féériques (à moins que certains ne soient diaboliques) qui entretiennent l’idée directrice du rêve de l’Impératrice. Dans ses rêves elle se revoit en gazelle immaculée, est confrontée au faucon, à son père Keikobad sous les traits d’un cerf à tête noire. Le personnage de l’Impératrice, spectatrice de sa propre histoire, est par conséquent présent sur scène pratiquement durant toute la durée de la représentation.
Le reproche que l’on pourrait faire à cette mise en scène est en réalité le pendant de ses qualités. La trame narrative est simplifiée, des détails (y compris importants) sont laissés de côté (la pétrification de l’Empereur par exemple), mais tout cela vise à une meilleure appréhension d’un ouvrage sans doute excessivement foisonnant.
Quant au foisonnement de l’orchestre (la fin du II nous renvoie dix ans en arrière, à Elektra), le rendu n’en est jamais brouillon. Constantin Trinks, à la tête d’une Staatskapelle des grands soirs, permet à ses cuivres en particulier et ses vents en général de briller, dans une partition extrêmement exigeante, et il faut saluer comme il se doit les deux solos (violoncelle au II et violon au III) qui embellissent les accompagnements et les intermèdes. N’oublions pas les chœurs du Staatsopernchor, tellement émouvants dans le final du premier acte.
Plateau vocal de première classe. Camilla Nylund dans le rôle-titre est au sommet de sa forme. Rien ne nous dit qu’elle ait été à quelque moment que ce soit en difficulté. Elle gravit toutes les marches de sa partie avec beaucoup d’application. La précision des accents, la projection impressionnante et, surtout, une identification à l’Impératrice qui rend le personnage si attachant. Andreas Schager est un empereur à la santé vocale insolente. On connaît le bonhomme, rien dans cette partie pourtant exigeante ne peut l’effrayer. On aurait toutefois aimé qu’il rende, par son jeu, davantage la complexité du personnage, souvent tiraillé entre le doute et l’ignorance de son devenir. Oleksandr Pushniak est le Teinturier Barak. Ne possédant pas exactement les mêmes moyens vocaux que les autres personnages principaux, il compense par une intensité dramatique rare. Le spectateur souffre avec lui, espère avec lui et finalement se réjouit avec lui lors de l’improbable happy end. Elena Pankratova est une formidable femme du Teinturier. Grâce à son jeu, toujours crédible, et son engagement vocal, comme d’habitude sans retenue. Manque parfois alors une application dans la diction, mais la prestation d’ensemble (et notamment l’aria « Schweiget doch, ihr Stimmen » au début du III suivi du magnifique duo avec Barak) méritait les ovations qui l’attendent au baisser de rideau. Michaela Schuster est une Nourrice qui possède également de magnifiques moyens vocaux. La puissance est là, la nuance un peu moins et parfois un vibrato qui s’impose et semble trahir une certaine fatigue de la voix. Tous les rôles secondaires sont irréprochables ; les trois frères (Karl-Michael Ebner, Jaka Mihelač, Manuel Winckhler) l’esprit messager (Arttu Kataja), la voix du faucon (Maria Kokareva) et surtout le jeune homme (Johan Krogius), qui complètent parfaitement une distribution sans point faible.