Le bonheur des retrouvailles entre les artistes et le public est manifeste, malgré la distanciation et le port des masques. L’engagement total des interprètes durant tout le spectacle suffirait à en témoigner. Seule conséquence regrettable : la réduction imposée des effectifs de l’orchestre (42 musiciens) se traduit par un déséquilibre dont souffrent les cordes : les tutti manquent de plénitude, de rondeur, par rapport aux vents, remarquables. Mais cela n’altère guère le bonheur éprouvé.
C’est au regretté Stefano Mazzonis di Pralafera que nous devons la mise en scène de cette œuvre difficile entre toutes. Elle avait vu le jour à Liège en 2011 ( Paolo Arrivabeni, Maestro Assoluto ), puis reprise en mai 2017, enfin retransmise par France 2 (José Cura chantait le rôle-titre). Ayant pris la direction de l’Opéra Royal de Wallonie, le réalisateur revendiquait un certain classicisme, devenu rare sur nos scènes, attaché à une certaine fidélité aux didascalies, qui renvoyaient à des décors monumentaux et à des costumes chatoyants, des lumières chaudes. La disparition prématurée du metteur en scène a conduit son assistant, Gianni Santucci, à prendre le relais.
Si les costumes, somptueux comme variés et adaptés à chaque situation, semblent tirés de toiles du Titien, le décor, également réalisé par l’Opéra de Saint-Etienne, jure parfois avec cette historicité : un cadre unique, renouvelé à vue au fil des scènes, réduit à une structure métallique monumentale et légère, rythmée par quatre colonnes vénitiennes alignées deux par deux. Les éclairages sont classiques. La tempête du début réduite à un verre d’eau ? Peu s’en faut : un aquarium, côté jardin, où un navire démâté est couché sur le flanc. La puérilité surprend, confirmée ultérieurement par l’apport de poissons rouges. Le rideau de pluie tombant des cintres et les effets pyrotechniques des éclairs paraissent quelque peu dérisoires pour peindre la situation dramatique. Seules les performances vocales de chacun permettent d’échapper au grand-guignol de ce premier acte, où l’ivresse des femmes distrait de celle que Iago obtient de Cassio.
Les constantes références visuelles à l’univers vénitien participent à la puissance expressive. Celle-ci se construira tout au long des actes suivants, dont Iago sera l’ordonnateur. La direction d’acteurs, inaboutie, donne vie aux scènes de foule, mais manque de naturel pour les solistes, à la gestique parfois convenue, voire outrée. La mise en scène ajoute fréquemment au livret. Si la mort de Iago, poignardé, peut être admise au dénouement, la circulation des chanteurs sous son influence sur des praticables à roulettes poussés par des valets sert-elle le drame ?
Heureusement, la distribution, magistrale, sauve l’ouvrage, sans faiblesse. Otello, à l’heure du blackface, n’est pas grimé… peu importe. Prise de rôle réussie pour Nikolaï Schukoff, ténor barytonnant, épais, viril, puissant, sanguin, violent, qui sait teinter la force de fragilité, de l’héroïque au cantabile, d’une endurance exceptionnelle. Dès son « Esultate » impressionnant de force, l’émission est pure, au medium solide et aux aigus aisés. Les sonorités, tendres, généreuses comme exaltées, émeuvent. Son ultime déploration sur le corps de Desdémone est bouleversante, par son écriture comme par son interprétation. Iago est ici le personnage clé, l’instigateur, le metteur en scène du complot, le vrai coupable d’un sacrifice injuste et vain d’un être vertueux comme de la mort d’Otello. Plus courtisan que cauteleux, mais dominateur, usant souvent du mezza-voce pour avancer ses insinuations, André Heyboer campe un personnage complexe et riche, à la voix sombre, sonore, au jeu remarquable. A la fin de son « Credo in un Dio crudel », projeté, le rire n’est pas celui de Méphisto, mais un effrayant présage. Ni mièvre, ni sulpicienne, innocente, digne, tourmentée et poignante, Gabrielle Philiponet a maintenant la maturité vocale lui permettant de donner vie à Desdémone. Projection, puissance et légèreté, un legato séduisant sont au rendez-vous, comme le sens dramatique. La Chanson du saule, suivie de l’Ave Maria trouvent les couleurs les plus justes. La personnalité s’est construite dès son premier duo avec Otello, pour culminer au sacrifice ultime. Emilia, discrète jusqu’au dernier acte, où elle donne toute sa mesure, est incarnée par Marie Gautrot. Un mezzo ample, puissant, égal et soutenu sert un jeu dramatique également convaincant. On en vient à regretter que son intervention soit aussi limitée. Sébastien Droy a déjà chanté Cassio (Marseille, 2013), personnage sans grande personnalité. La voix, solide, ne saurait être confondue avec celle d’Otello. Kaëlig Boché, le troisième ténor, chante un Roderigo, également peu caractérisé par le livret comme par la musique. Des trois basses (Lodovico, Montano et Araldo), c’est la voix de ce dernier ( Frédéric Foggieri ) qui impressionne le plus par sa puissance et ses couleurs, malgré une fonction dramatique limitée. Ni Antoine Foulon, ni Geoffroy Buffière ne déméritent pour autant.
Les chœurs sont exemplaires d’engagement comme d’équilibre, et les scènes collectives auxquelles ils participent sont réussies, au I (c’est déjà l’esprit de Falstaff) comme au finale du III, particulièrement. On apprécie l’énergie et la conduite des scènes de foule. Le chœur d’enfants, et leur animation dramatique n’appellent que des éloges. La direction de Giuseppe Grazioli, souple, sait se montrer vigoureuse comme tendre, d’une autorité exigeante, apte à changer les climats, les couleurs en permanence. L’orchestre et ses solistes (le violoncelle solo, le cor anglais…) donnent ainsi toute leur dimension aux pages élégiaques.
Une soirée mémorable, par sa qualité musicale comme par les conditions singulières de sa réalisation.