En décembre 1718, le compositeur et maître de chant bolonais Carlo Antonio Benati écrit à la toute jeune cantatrice Vittoria Tesi pour lui donner des nouvelles de sa santé et du mercato musical du moment, commentant l’actualité des scènes vénitiennes et les pérégrinations d’une flopée de chanteuses. Sous sa plume défilent ainsi les contraltos Lodi, Ambreville, Muzzi, Bombacciari, Laurenti ou encore les sopranos Zani, Bordoni et Cuzzoni. Tout comme la mythique Tesi, ces deux dernières n’en sont alors qu’à l’orée d’une brillante carrière. Benedetto Marcello s’amuse à mettre la lettre en musique, dans une pochade certainement réservée à des proches. Elle prend la forme d’un long récitatif au parfum seicento, parsemé de motifs virtuoses et bourgeons d’ariettes, ironisant les plaintes de l’auteur ou pastichant le style des artistes citées (voir extrait ci-contre).
Françoise Masset s’était intéressée à cette page dans un récital sur le thème épistolaire paru en 2019. La lettre de Benati est ici prétexte à tout un disque : outre la cantate de Marcello, le programme donne à entendre des airs du répertoire des artistes évoquées sous sa plume. C’est donc une sorte « photo de groupe musicale » qui vient enrichir ce que la lettre peut avoir d’anecdotique, pour un album capturant grosso modo le panorama lyrique des années 1710 et 1720 à Venise mais aussi Parme, Naples, Londres…
D’un groupe de musiciennes à l’autre : Donne all’opera est aussi un projet exclusivement féminin. Des artistes qui ont déjà collaboré notamment pour interpréter le charmant Enea in Caonia de Hasse. Cette fois dirigé par Valeria Montanari, dont le frère Stefano était à la baguette pour le Hasse, l’Enea Barock Orchestra qui ne compte que des musiciennes, et quatre chanteuses donnent voix à leurs prédécesseures.
Francesca Ascioti est cofondatrice de l’ensemble. Outre une page de Fago, elle affronte deux airs écrits pour le castrat Bernacchi ensuite repris par la Tesi. Et par d’autres encore : rythme entêté, motif entêtant, « Leon feroce » fut intégré dans divers pasticcios de Londres à Hambourg. La contralto, elle, laisse partagé : voix grave bien timbrée, chant souvent empesé.
Eleonora Bellocci charme dans « Apre il seno alle rugiade » (air pour Strada repris par Cuzzoni à Londres), sans négliger les trilles dont Porpora est toujours prodigue. Elle ne démérite pas dans les extraits de Polifemo et Riccardo primo, même si sa fraîcheur rime parfois avec verdeur.
Paola Valentina Molinari possède un soprano svelte et expressif : ses interventions sont les plus franchement théâtrales. C’est surtout vrai de « Ti scorgo amante » de Giovanni Porta, veiné d’amertume, témoignage de l’art subtil d’un des derniers piliers de l’école vénitienne face à la vague napolitaine. Porta a été peu enregistré, mais Cenčić comme DiDonato l’ont fort bellement défendu (« Mormorando quelle fronde », « Madre abbracciami »). Dommage que Molinari ne chante que deux airs, là où ses camarades en ont trois !*
On ne boude certes pas le plaisir d’entendre Vivica Genaux dans son répertoire d’élection. L’Américaine grave ici trois superbes airs composés pour sa chère Faustina. Les impétueuses notes martelées d’Orlandini comme l’aria di tempesta de Vinci attestent une haute virtuosité dont la flamboyance est à peine émoussée par trente ans de carrière – Genaux les chantait déjà en concert il y a une douzaine d’années. Son métier lui permet de donner vie aux huit minutes de tendresse du « Vengo a darti » de Giacomelli.
Dans un programme essentiellement allant et vif, l’Enea Barock Orchestra et sa cheffe claveciniste se montrent largement à la hauteur, avec vigueur rythmique, nuances, justesse, et un style adapté, de Haendel aux Napolitains. Reste à pousser certaines idées avec plus de franchise, car l’accompagnement donne parfois l’impression de ne pas vouloir faire de l’ombre aux vocalistes.
La cantate de Marcello clôt le programme. C’est Nicholas Tamagna qui prête son fausset de caractère aux mots de Benati. Il soutient une tessiture grave – après tout la lettre est adressée à « Vittorina » Tesi – et sopranise sans faillir à l’évocation de l’« amie » (Margherita Zani) ou la Cuzzoni. Tantôt geignard, tantôt emphatique, enrhumé, langue de vipère, pathétique ou guilleret, Tamagna dose parfaitement ses effets et restitue tout le sel de cette facétie musicale, qu’il sera plus facile de goûter avec le texte : dommage que le livret ne comporte qu’une présentation de ce joli projet**.
* Un troisième air est en fait disponible en version numérique : il s'agit du « Falsa immagine » de Lotti, créé par Santa Stella à Dresde au même titre qu'Ascanio du même auteur, dont l'ouverture constitue un autre bonus numérique.
** Le texte complet de la lettre est consultable en italien ici.