De Londres où elle fut créée en 2005 jusqu’à Vienne une nouvelle fois cette saison, Madama Butterfly mise en scène par Antony Minghella poursuit son parcours triomphal. En témoigne l’enthousiasme du public du Staatsoper à l’issue de la représentation. « Sold out » avertissait préalablement un panonceau devant la billetterie. Il est encore des pays où l’opéra est roi.
Le temps ne semble pas avoir de prise sur cette production maintes fois commentée, où une recherche esthétique de chaque instant engendre des images d’une grande force poétique, y compris au moment des saluts, lorsque l’interprète de Cio-Cio-San surgissant du fond de la scène s’avance vers le public, flanquée de deux longs rubans d’étoffe rouge comme des ailes de papillon ensanglantées. Éclairages en accord avec les situations (Peter Mumford), costumes étourdissants de couleurs à la frontière du kitsch sans en outrepasser néanmoins la ligne de démarcation (Han Feng), chorégraphie en apesanteur (Carolyn Choa) : tout concourt à une impression permanente de beauté. Rythmé par des panneaux coulissants, le récit suit son cours implacable, fidèle au livret, entre réalisme et onirisme. Sa seule originalité est d’user d’une marionnette pour représenter le fils de Cio-Cio-San, avec pour conséquence une distance avec une réalité sinon insupportable. Les mouchoirs n’en sont pas moins de sortie ; le retour de la lumière dans la salle à la fin de la représentation surprend bon nombre de paires d’yeux rougis.
L’orchestre du Staatsoper, un des meilleurs au monde, trouve dans une partition prodigue matière à démonstration de sa luxuriance. Les timbres poudroient ; les cordes s’épanchent en un ruban ininterrompu ; les percussions scintillent, frissonnent ou assomment (ah ! Le grondement obsédant des timbales lorsque Cio-Cio-San prend conscience de la fatalité de son destin). L’oreille parvient à saisir dans le même temps l’ensemble et le détail. Ce serait prodigieux si Madama Butterfly était une symphonie et non un opéra. Giampaolo Bisanti peine à contrôler l’équilibre des volumes, au détriment des voix. Ivresse de la puissance ou difficulté pour imposer sa volonté au pur-sang viennois ?
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
De l’éblouissement instrumental jaillissent des bribes de conversation dont on s’évertue en vain à suivre le fil. Ce n’est donc pas à travers l’estampe – l’attention portée au mot et à la couleur – que s’impose la geisha de Marina Rebeka, mais par la maîtrise du legato lorsque la voix franchissant la barrière orchestrale, éploie des ailes d’acier : « Un bel di vedremo » évidemment, avec ses attaques si délicates résolues sans défaut d’intonation, mais aussi l’air d’entrée bien que privé de Ré bémol, un duo d’amour sur charbons ardents et à la fin de l’opéra « Tu, tu, piccolo iddio ! », giflé d’aigus, transpercé de traits tel le Saint Sébastien de Mantegna que l’on peut admirer au Kunsthistorisches Muséum, non loin de l’opéra. Autant de raisons de déplorer de n’entrevoir que voilé par l’orchestre le visage de cette Butterfly moins vulnérable que d’autres mais vibrante et sincère.
La tourmente sonore n’épargne pas davantage les autres protagonistes. C’est regrettable pour Daria Sushkova (Suzuki) et Stefan Astakhov (Sharpless) dont la lumineuse jeunesse rince l’empois tutélaire qui souvent engourdit leur personnage. Ce l’est moins pour Matthäus Schmidlechner, Goro en mal de perfidie, et pour Joshua Guerrero, Pinkerton batailleur qui achoppe sur une partition trop large le contraignant à violenter la ligne pour résoudre les tensions de l’écriture et ouvrir les sons à la limite du cri afin de surmonter les notes exposées.