Aux contempteurs de l’opéra de répertoire, le Wiener Staatsoper oppose un argument irréfutable : Don Pasquale mis en scène par Irina Brook. Depuis 2015, cette production divertit le public avec le même bonheur. En renouveler entièrement la distribution, comme cette saison où tous les solistes font leurs débuts in loco dans leur rôle, est moyen de déjouer le piège de la routine.
Les portes claquent et les tringles de rideaux tombent dans un décor de café viennois qui s’égaie de rose une fois les clés de la maison confiée – imprudemment – à Norina. Les costumes mêlent les époques sans que l’on comprenne la raison d’un tel parti pris. Les deux domestiques multiplient gags et bévues mais, ainsi que le soulignait Thierry Verger en mai 2022, ce sont d’abord les chanteurs qui mènent le bal comique.
A commencer par Erwin Schrott, inénarrable dans un rôle à contremploi des matamores dont il est coutumier. Lesté d’un ventre de buveur de bière, le cheveu gras et raréfié sur le crâne (ce qu’il tente de dissimuler sous une moumoute), Don Pasquale n’est pas ici barbon grisâtre mais mafioso atrabilaire portant beau en dépit du ridicule des situations. Peut-il en être autrement lorsque le temps semble avoir le même effet bénéfique sur la voix du baryton-basse que sur un vin de bourgogne : longue, séveuse, vigoureuse ? De cet instrument exceptionnel, le chanteur joue avec une liberté déconcertante, parlant grognant, nasillant, ânonnant plus que chantant un personnage haut en couleurs qui aimante le regard autant qu’il réjouit l’oreille. Tout n’est pas orthodoxe, comme toujours avec Schrott, mais tout est d’une telle efficacité que l’on rend les armes devant tant de facilité, d’autant qu’à la superbe vocale s’ajoute l’agilité nécessaire pour dévider la bobine du canto sillabando à une vitesse vertigineuse.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Davide Luciano n’a que peu à lui envier, sur ce plan comme sur le reste. Le baryton possède aussi un timbre d’une mâle beauté, une ligne de chant impeccable et un abattage jubilatoire qui fait de Malatesta un épigone de Figaro, le barbier rossinien. Il est alors inévitable que le duo du 3e acte, devenu prétexte à surenchère de cabotinage, reçoive un triomphe si attendu que les deux chanteurs ne se font pas prier pour en bisser la cabalette.
Le couple d’amoureux s’engouffre dans la brèche de bonne humeur ouverte par les deux clés de fa, avec une moindre aisance. Ernesto voudrait ténor moins léger qu’Edgardo Rocha, qui se heurte à l’ampleur des cadences et aux aigus à pleine voix de « E se fia che ad altro oggetto », même s’il se montre d’une suavité irrésistible dans la sérénade « Com’è gentile » puis dans le duo suivant, en osmose enamourée avec sa partenaire. Pretty Yende se laisse surprendre par les multiples chausse-trapes belcantistes de l’aria di sortita de Norina, contournant grupetti, esquissant les trilles puis s’égarant dans un suraigu approximatif comme souvent, avant de discipliner peu à peu son chant pour délivrer un rondo final tourbillonnant qui referme l’opéra sur une meilleure impression qu’il n’avait été ouvert.
Giacomo Sagripanti n’est sans doute pas étranger à cette discipline acquise au fil de la représentation. Dans un répertoire où il est souvent considéré comme secondaire – à tort –, l’orchestre occupe sa juste place, non « grande guitare » au service des voix mais protagoniste par la manière dont il structure le discours, accompagne l’action et campe le décor.
Peu sollicité mais pourvu de deux numéros à part entière au troisième acte, le chœur endosse sans difficulté son rôle de commentateur amusé d’une comédie sur laquelle le temps n’a décidément pas de prise.