Ne serait-ce que pour la longue plainte de Susanna (de l’oratorio éponyme) « Da chi spero aita, o cieli ! » (1), il faut écouter cet extraordinaire enregistrement, propre à rendre ses lettres de noblesse à l’ héritier de l’art de Monteverdi et de Cavalli, Stradella, qui n’a jamais à rougir de la comparaison avec ses contemporains et successeurs les plus prestigieux.
Le sens dramatique, la vocalité, la qualité exceptionnelle de l’écriture – au moins comparable à celle de Corelli, de dix ans son benjamin – emportent l’adhésion. Les 26 plages sont autant de bijoux, différents, aussi captivants, qu’il s’agisse d’un air (parfois avec récitatif inséré, le recitar cantando) ou d’une page orchestrale. Autant l’œuvre sacrée (oratorios, cantates, motets) et instrumentale de Stradella est fréquemment illustrée au disque, autant son œuvre lyrique, essentielle, qui fit son incroyable renommée, se trouve-t-elle négligée. Son principal et ardent défenseur, Andrea De Carlo signe là son cinquième album consacré au compositeur (2), avec l’ambition de couvrir la totalité de son œuvre.
Qualifié d’« Angelo del Paradisio », Marc’ Antonio Orrigoni, célèbre castrat « premier soprano » à la Cour de Modène, fut l’interprète privilégié et le créateur de nombre d’opéras de Stradella, produits à Rome comme à Gênes, alors florissante. Aussi Andrea De Carlo a-t-il rassemblé en un recueil factice, imaginaire, mais tout à fait vraisemblable (The Orrigoni Songbook), douze airs, écrits à son intention, et à peu près autant de pièces orchestrales – sinfonias, ballets variés – extraites des mêmes ouvrages. Silvia Frigato, complice du chef, qu’elle accompagne dans son aventure stradellienne, se voit confier ces airs créés par le célèbre castrat. Non seulement ceux-ci constituent la palette des affects de l’opéra du temps, de la déploration, du lamento à l’air de vengeance, en passant par les déclinaisons du sentiment amoureux et l’évocation de la bataille, mais encore chacun d’eux revêt-il une forme changeante, épousant idéalement les textes illustrés, avec de surprenants contrastes, accusés, où l’orchestre prend toute sa part. Même si son répertoire est beaucoup plus large, Silvia Frigato s’est imposée comme une des meilleures interprètes de la musique baroque italienne de la nouvelle génération. De l’air de fureur (Si, che l’uccidero) du début à celui de Daniele (Cosi va, turbe insane) qui ferme le récital vocal, le bonheur est au rendez-vous. La voix longue, aux beaux modelés, projetée avec efficacité, les couleurs, l’égalité des registres, et l’agilité servent ce répertoire, qui constitue le plus souvent une heureuse découverte. Son sens dramatique constant, servi par une diction exemplaire, donne à chacune de ces pages la meilleure illustration. Le raffinement, l’animation des deux airs d’Antioco (La forza dell’amor paterno) sont admirablement servis, et nous captivent. Il faudrait citer chacun (le bref aria de Ciro, avec son passage récitatif, souriant), l’ample Da chi spero (de Susanna) dont la progression est construite avec subtilité. On ne se lasse jamais.
En une dizaine d’années, l’ensemble Mare Nostrum s’est affirmé comme la référence stradellienne. Les huit instrumentistes de la formation rendent pleinement justice à cette musique. Chaque musicien est acteur, du premier violon aux traits virtuoses à la basse impérieuse. L’ensemble est fascinant par l’extrême diversité des climats qu’il suscite. La vie rythmique, le raffinement, les associations de timbres, tout est là pour nous ravir. Fait rare, jamais les motifs obstinés (Da chi spero, Cosi va)… n’obsèdent. Le bonheur est constant et l’émotion réelle. Les sonneries de la sinfonia d’ouverture de « Le garre dell’ amor eroico », bien que confiées aux cordes, prennent les couleurs des trompettes, la clarté du propos, l’agilité, tout nous comble. Il en ira de même des autres sinfonias (la suivante, avec sa plainte confiée au violon solo), mais aussi des danses et ballets (dont celui des quatre nations : Espagne, France, Turquie, Italie, les deux sarabandes contrastées d’Il novello Giasone). Sans ajout de quelque percussion, la rythmique en est exemplaire et contagieuse. Les pages instrumentales justifient autant que les airs l’écoute de ce disque.
Une incroyable fraîcheur, la souplesse et les articulations requises, une énergie sans pareille, une fermeté rythmique bienvenue, cet enregistrement est à marquer d’une pierre blanche, incontestable réussite, dont on attend impatiemment la suite, tant nous avons été mis en appétit.
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(1) Qui figurait déjà dans le récital Stradella (Lagrime e sospiri) que lui consacrait Chantal Santon-Jeffery en 2017 (CD Alpha). Il est pris plus retenu par Andrea De Carlo, particulièrement dans le CD (3 mn de plus), la captation équilibre aussi davantage la voix et les instruments.. (2) Tous publiés chez Arcana, la plupart ont fait l’objet de comptes rendus dans Forumopera. Il suffit de taper « Stradella » dans l’onglet recherche, pour les retrouver. Andrea De Carlo est l’initiateur et artisan du Stradella Project, qui se décline non seulement au travers d’enregistrements et d’éditions, mais aussi par un festival annuel dédié, à Viterbe.