C’est un spectacle à décoder. Outre l’effet waouh bien sûr : c’est du Serebrennikov…, que l’on regarde un peu médusé. Impressionné par la performance des acteurs-chanteurs et du chœur.
Déjà, il y a au départ de ce Leben mit einem Idioten un texte de Victor Yerofeyev assez énigmatique. Une spectatrice russe nous disait que seul quelqu’un ayant grandi dans l’URSS d’autrefois pouvait en percevoir tous les sous-entendus, les références à la culture russe. À ces couches souterraines s’ajoutent ici les inflexions (ou obsessions) serebrennikoviennes. Le metteur en scène russe, qui vit aujourd’hui en Allemagne, déplace l’opéra vers ce qui l’intéresse : le jeu avec le double (cf. son Parsifal viennois), l’homo-érotisme, la cruauté. Yerofeyev, présent à la première, et que ces questions intéressent aussi, se disait enchanté de cette transposition.
Vous et moi
Deux mots de l’intrigue, du moins de ce qu’on peut en percevoir. Un quidam nommé Ich (Je), vous et moi en somme, est condamné pour un délit qui demeurera mystérieux à recevoir chez lui un idiot. Dans la version initiale de l’opéra il va le chercher dans un asile de fous. Ici il le rencontre dans une galerie d’art contemporain. Et sous forme bicéphale : son double (puisque c’est bien ce dont il s’agit) se dédouble en quelque sorte.
Il y aura donc un long jeune homme tout en noir, l’air assez farceur ou diabolique (sa part noire en quelque sorte) et un autre Idiot, un performeur qui descendra des cintres dans une cage de verre se posant au milieu de la galerie et de la scène : un grand costaud aux longs cheveux entièrement nu. Incarnation des désirs cachés de Ich peut-être. Pas tellement cachés puisqu’on l’aura vu furtivement embrasser un homme, lors du vernissage qui forme la première scène de l’opéra (champagne, connivence, allégresse de commande).
Lors de la création de l’opéra à Amsterdam en 1992, on avait voulu voir dans cet Idiot qui brise le couple d’Ich et de sa femme une image de Lénine – c’était juste après la perestroïka. Altri tempi ! Kirill Serebrennikov ne veut surtout pas qu’on voie Poutine dans sa version, « ce voyou ne le mérite pas », dit-il. « C’est un opéra sur l’incomplétude humaine », dit Victor Yerofeyev.
Chacun cherche son dépeupleur, disait Beckett, ici chacun cherche son Idiot intérieur.
Sous toutes les coutures
Si tout est noir dans les consciences, du moins ici visuellement tout apparaît blanc. Des murs au plafond. Au fond sur un gradin blanc, est installé le chœur tout en blanc. Élégance clean. Ce monde parfait va se déliter sous les coups, ou par la seul présence de l’Idiot.
Si l’incarnation noire de cet Idiot ne se manifestera que par sa manière de hanter le plateau en émettant une seule syllabe, un « Äch », qu’il mugira, modulera, étirera de loin en loin, l’autre incarnation de l’Idiot, l’éphèbe nu, subvertira à la fois le récit et le spectacle. La nudité est toujours troublante. Ici pendant disons 80 minutes sur 105, les fesses, les tatouages, les cuisses, le sexe de ce double, d’ailleurs « bien fichu » et agréable à regarder, imposent leur évidence. Et le spectateur se transforme, volens nolens, en voyeur.
De quoi parle cette pièce ? Car pour Kirill Serebrennikov c’est bien de théâtre qu’il s’agit, un théâtre où les personnages s’expriment d’une façon certes inhabituelle, en chantant. Elle parle « de la nature de la violence, de la destruction des relations », mais aussi « de sexualité, de beauté, de masculinité, de brutalité, et aussi de l’art comme projection de la folie humaine ».
C’est une manière de fable, dont la morale reste énigmatique, ou de conte drolatique. Car cette histoire tragique a aussi un aspect comique. Un comique très russe à la Gogol, celui du Nez, qui inspira Chostakovitch, chez qui est constant ce sarcasme douloureux. Mais elle est aussi d’une amertume profonde, et violente.
La fabrique des images
Serebrennikov est un grand créateur d’images. Que verra-t-on dans ce décor blanc ? On verra des images fugaces du passé (le petit garçon jouant du violon, choyé par ses parents, brave couple moyen portant bonnets) ou de l’avenir (Ich devenu un vieillard en déambulateur et disant à sa femme « Tu m’as donné les mauvaises pillules »), on verra un conseil d’administration (Ich au travail, s’occupant de statistiques de waste disposal (élimination des déchets…), on verra l’Idiot noir prendre l’Idiot nu sur ses genoux à la manière d’une Pieta, on verra l’Idiot nu se comporter de plus en plus mal, s’enduisant du contenu du frigo, lait et confiture (il ira prendre une douche, la deuxième, pour se décaper, dans une cabine vitrée côté jardin, puis il cassera des meubles, avant de conchier le sol (ceci sera seulement mimé), puis s’affublera grotesquement de vêtements féminins, arpentera le gradin dans cette équipage, on le verra s’affubler d’un masque de robot sorti de Star Wars (et le thème célèbre de John Williams passera fugitivement à l’orchestre), on le verra tourner interminablement sur lui-même dans la cage de verre, on le verra déchirer le Proust de la Femme…
D’ailleurs Proust apparaîtra épisodiquement, un Proust en gibus et tee-shirt tagué Proust, symbolisant à la fois la vieille culture balayée par la tornade et la mémoire, le ressouvenir, – car toute la pièce semble un énorme flash-back, allant du bref prologue où l’on croit voir Ich étrangler sa femme, jusqu’au coup de sécateur final, qui l’assassinera. Pourquoi ? Parce que la femme sera tombée sous le charme de celui que son mari appelle « Schätzchen » (petit bijou). « C’est étrange que je sois tombée enceinte », dira-t-elle.
À quoi Ich répondra par une phrase qui est le leitmotiv de la pièce : « Vivre avec un Idiot apporte beaucoup de surprise ». L’histoire assez confuse de son avortement (il y a beaucoup de choses pas très claires dans cette histoire…) conduira au meurtre final, la mort de la Femme infligée (sans doute) par l’Idiot brandissant un sécateur. Aussitôt le crime accompli, les deux Idiots sortiront l’un à jardin, l’autre à cour. Ich restera seul. Les Idiots avaient-ils été réels ? Évidemment non.
Une des dernières images aura montré Ich sur les genoux de l’éphèbe (une Pieta à nouveau) et l’Idiot noir aura glissé entre les deux hommes un miroir. Ainsi c’est lui même qu’Ich étreindra et tentera d’embrasser.
Un melting pot musical
Reste la musique qui n’est pas une mince affaire. Schnittke qualifie de polystylistique sa manière. C’est le moins que l’on puisse dire. C’est un melting pot musical, qu’on pourrait dire postmoderne, tant il semble faire feu de tout bois, atonalisme, citations, auto-citations, détournements, polyrythmies… Jonathan Stockhammer, le chef, parle d’une musique perméable, intentionnellement pleine de trous, qui le fait penser à un pianiste de cinéma muet changeant de climat à chaque séquence, une musique sans gras.
On pourrait aussi parler d’expressionnisme sardonique, de collage surréaliste, voire parfois – horresco referens – de tintamarre organisé…
On y entend des hymnes soviétiques, des marches, des chansons populaires, des chorals de cuivre, parfois des chœurs grinçants qui font penser au jeune Prokofiev, mais aussi des chœurs homophones que n’eussent pas dédaigné les Chœurs de l’armée russe d’autrefois (mais avec des contre-chants goguenards de cuivres en arrière-plan). Et si les mânes de Chostakovitch semblent parfois planer au-dessus de tout cela, ce sont des mânes en folie. Beaucoup de superpositions, des flons-flons de tuba, des valses avortées, et même quelques notes de l’Internationale au tuba, ou la Chanson du bouleau, traditionnelle s’il en fut, glapie ironiquement par l’Idiot, sortant pour une fois de son Äch obsessionnel, un papillonnement d’éléments fugaces, qui soit semblent vivre de leur vie propre, soit ponctuent les phrases des chanteurs.
À cet égard c’est sans doute pour que la complexité du message n’épuise pas trop les spectateurs de Zürich (ou pour le dérussifier, l’universaliser) qu’on a choisi de traduire le livret en allemand. Ce qui d’ailleurs répond au souci de Schnittke que les mots – sinon ce qu’il y a derrière – soient toujours compréhensibles).
Bref une marqueterie volontairement déconcertante et parfaitement concertée. Puissante, parfois hurlante, et acrobatique pour le chef qui doit gérer ce décousu apparent.
Où viendra soudain se poser sans prévenir, lancé par les notes graciles du célesta, le célèbre tango, ruisselant de sentimentalisme – et d’autant plus qu’il est joué, d’ailleurs fort bien, par un blondinet, incarnant Ich dans l’innocence de son enfance (lequel blondinet, Mykola Pososhka, se paiera un joli succès personnel). Tango dûment repris par le piano et tout l’orchestre dans de grands étirements singeant ceux des bandonéons dans un second degré quasi insolent.
De formidables interprètes
Mais il faut surtout parler du traitement des voix. Plutôt rude, voire impitoyable pour ce qui du rôle de la femme, Susanne Elmark y est absolument étourdissante de virtuosité, de précision, d’engagement, de courage… Elle se promène sur les sommets de sa tessiture, prolonge des points d’orgue à n’en plus finir, lance des aigus fortissimo… Tout cela mis au service de la vérité d’incarnation du personnage. Car l’étonnant dans le contexte plutôt chaotique qu’on a essayé de décrire est que ces personnages qui sont des entités, des concepts, de idées de personnages, trouvent le moyen d’avoir une épaisseur humaine.
C’est tout aussi vrai du formidable Bo Skovhus. Lui non plus n’est pas ménagé par la partition, qui tout de même lui concède ici et là quelques monologues quasi a cappella, parfois accompagnés au violoncelle, il parvient, comme Susanne Elmark, à maîtriser une ligne de chant escarpée, à dire le texte en même temps qu’il le chante d’une voix qui a su garder toute sa puissance, à dialoguer avec virtuosité avec les ponctuations instrumentales (dans une manière de récitatif accompagné), mais surtout il prête à son personnage sa présence massive et sa force d’incarnation, une grande justesse de jeu, quelque chose d’authentique dans ce contexte plutôt biscornu.
L’excellent Matthew Newlin qu’on a vu maintes fois dans tous les répertoires de ténor possibles, du baroque au contemporain, n’a pas grand chose à se mettre sous la voix, hormis les fameux « Äch », mais il compense cette frustration par le plaisir physique visible qu’il prend à incarner très souplement, quasi en danseur, son demi-diable en noir.
Dans des rôles intermittents, Magnus Piontek, directeur d’asile de fous devenu ici galeriste, et Birger Radde, incarnant Marcel Proust, sont d’une solidité vocale à toute épreuve.
Il faut enfin saluer Campbell Caspary, qui fait généreusement don de son corps à l’éphèbe… et qui est évidemment pour beaucoup dans l’effet de fascination qu’exerce le spectacle.
Et que dire du Chœur de l’Opéra de Zurich, maîtrisant comme si c’était facile la partition de Schnittke, son écriture à plusieurs voix, ses envolées lyriques comme ses ponctuations nerveuses. Mais surtout jouant sa partie dans le jeu théâtral, miroir du public parfois, chœur antique à d’autres, se couvrant de masques à l’occasion, chacun des choristes restant nettement individualisé, comme c’est souvent le cas avec cet ensemble magnifique.
Non moins virtuose le Philharmonia de l’Opéra de Zürich, à l’aise aussi bien dans les fanfares désarticulées et grotesques que dans un inattendu songeur consort de violons, sous la direction d’un Jonathan Stockhammer maîtrisant avec une précision implacable une orchestration pulvérulente, mais sachant aussi suivre les chanteurs, notamment Bo Skovhus dans ses méditations.
Incertitude
À la fin, on sort de cette performance (au double sens du terme) dans un état incertain : qu’a-t-on appris sur « la nature de la violence, la destruction des relations » ? A-t-on été touché profondément ? Épaté, sans doute. Admiratif des interprètes, absolument. Indécis.
Mais ému par l’ultime image : Ich assis solitaire dans son salon dévasté, que deux policiers transforment, avec du ruban rouge, en « scène de crime », Ich poussant de petits geignements plaintifs qui viennent se poser sur un très beau chœur à bouche fermée, un peu byzantin, très Vieille Russie, fervent et apaisé, peut-être ironique ou au second degré, mais quoi qu’il en soit profondément touchant.
Image en effet (enfin) de « l’incomplétude humaine ».