Après deux belles réussites londoniennes, le doublé Cavalleria rusticana / Pagliacci et Carmen, Damiano Michieletto s’est vu confiée la lourde tache de remplacer la magnifique production des Contes d’Hoffmann de John Schlesinger créée en décembre 1980 et régulièrement reprise avec succès jusqu’en décembre 2016. La compagnie londonienne n’a pas lésiné sur les moyens, et cette nouvelle production est particulièrement spectaculaire, propre à enchanter un nouveau public. Elle n’est toutefois pas non dépourvue d’incongruités à l’occasion. Le prologue s’ouvre classiquement dans l’auberge de Luther sous des éclairages verdâtres. La Muse est, elle aussi, habillée en vert, allusion à la « Fée verte », surnom que l’on donnait autre fois à l’absinthe. Nicklausse est interprété par une artiste différente de la Muse, ce qui constitue un retour en arrière par rapport aux versions récentes. Il est étonnamment habillé en perroquet (les paroles et sous-titres sont modifiées pour l’occasion : « Du fidèle Nicklausse empruntons le visage, changeons la Muse en perroquet (au lieu d’écolier) »). Il s’agit peut-être d’une allusion au conte, Le Vase d’or (un peu plus tard, on verra des danseurs grimés en souris, allusion cette fois à Casse-Noisette et le Roi des souris, autre célèbre conte d’Hoffmann). Lindorf offre un tour de magie en faisant disparaitre Stella pour la remplacer par un danseur. Cette saison, les cabarets transformistes sont à la mode et l’animation de l’auberge semble avoir été confiées à des danseurs masculins et féminins « dégenrés ». Les mouvements sur le plateau sont particulièrement tapageurs : chœurs qui tapent des pieds, chaises lourdement baladées, danseurs qui retombent lourdement… beaucoup de bruits parasites viennent ainsi brouiller l’écoute.
Puis la production s’articule autour de trois âges de la vie du poète, les actes étant donnés dans leur ordre logique. Hoffmann, en culottes courtes (comme dans la production de Richard Jones pour Munich), n’est qu’un des nombreux élèves de Spalanzani. Sa jeunesse inexpérimentée doit nous faire rendre plus crédible son amour pour une simple poupée. Passons sur les contradictions mineures avec le texte (par exemple : « Allons Messieurs, la main aux dames, le souper nous attend » adressé aux écoliers par Spalanzani). La très attendue scène de la poupée tombe ensuite un peu à plat. Elle chante ici ses deux couplets sans pause, alors que traditionnellement elle tombe en panne au milieu de l’air et qu’il est nécessaire de remonter son ressort à grands bruits. Ici, Michieletto a choisi de remplacer les gags habituels, qui fonctionnent, par les siens propres, qui sont moins convaincants. Ainsi, sur le tableau noir de la salle de classe, les données d’une équation s’animent avec les vocalises d’Olympia ; des chiffres géants dansent au plafond avant de retomber sur le sol, là encore avec beaucoup de bruit… Pas de banqueroute : Coppélius, habituellement plus méfiant, s’est fait refilé une mallette remplie de chiffons de papier. Pas de valse venant étourdir Hoffmann. Pas de lunettes magiques pendant ses duos avec la poupée alors que le texte est clair à ce sujet (« Est-il mort ? Non, en somme, son lorgnon seul est en débris »). Au final, l’acte manque un peu de son brio habituel par une recherche d’originalité qui ne convainc pas totalement.
L’acte d’Antonia évoque cette foi un amour d’adolescent. Une fois encore, Michieletto ne cherche pas à respecter à la lettre le livret. Nous ne sommes pas dans le monde lyrique, mais dans celui du ballet (pourquoi pas, mais aussi : pourquoi ?). Frantz est un maître de danse tourmenté par des petits rats indisciplinés (rires, cris, claquements de pieds…) qui ont par ailleurs le mérite d’attendrir le public. La mère d’Antonio n’est pas une cantatrice mais une danseuse dont la fille a une jambe déformée. Même si certains surtitres sont modifiés (« Ta mère t’a laissé son talent » plutôt que « sa voix »), le décalage entre le texte et la proposition du metteur en scène est gênant : Antonia n’a aucune raison de mourir en essayant de danser, et d’ailleurs elle s’effondrera en forçant sa voix (ce qui est plus logique quand on la sait phtisique). Au positif, l’acte est visuellement splendide et spectaculaire, à défaut d’être vraiment émouvant, notamment quand les petits rats et les danseurs (de vrais professionnels du ballet) viennent se produire devant Antonia. Tout ceci fait toutefois encore beaucoup de bruit (béquilles, jambe qui traine, chutes…), l’apogée étant atteint quand le Docteur Miracle brise sur le sol un violoncelle en plâtre.
L’acte de Venise nous présente un Hoffmann plus cynique, dans un décor relativement conventionnel de casino vénitien. La fin de l’acte est étrangement modifiée : Hoffmann se retrouve prisonnier derrière le miroir et n’aura donc pas l’occasion de se battre en duel, ni de tuer Pitichinaccio avant de s’enfuir avec Nicklausse. Toutes les répliques correspondantes sont supprimées. Ultime surprise à l’épilogue : Lindorf a pris les habits de Stella. Pour ce dernier acte, la mise en scène gagne en simplicité et l’intervention finale de la Muse sera peut-être le seul moment vraiment poignant de la soirée, plus bruyante que brillante.
Alors que la précédente production utilisait la version Choudens traditionnelle, le choix s’est porté ici sur une version mixte et nous invitons les lecteurs que ces détails n’intéresseraient pas à sauter carrément ces paragraphes.
Commençons par quelques généralités : il existe plusieurs versions des Contes d’Hoffmann, Offenbach étant mort quelques mois avant la première. La première version était écrite pour un baryton dans le rôle-titre mais la faillite de la Gaîté Lyrique annula la création de l’ouvrage. Les années suivantes virent d’incessantes modifications (ajouts, suppressions, déplacements, modifications de tessitures). L’ouvrage rentra en répétitions en septembre 1880 mais Offenbach mourra quelques semaines plus tard sans avoir achevé la totalité de l’orchestration qui sera terminée par Ernest Guiraud. L’ouvrage fut modifié au cours des répétitions, le plus important changement étant la suppression de l’acte de Giulietta dont une partie de la musique fut réutilisée ailleurs ! Tout ceci donna lieu à l’édition d’une première version chez Choudens. En 1904, Raoul Gunsbourg, directeur de l’Opéra de Monte-Carlo, conçut une nouvelle version à partir de manuscrits d’Offenbach, version trafiquée par ses soins et qui inclut le célébrissime « Scintille diamant » pour Dapertutto à l’acte de Giulietta, la musique de la page originale étant recyclée dans l’acte d’Olympia pour l’air « J’ai des yeux » de Coppélius, lequel remplace le trio original. Rappelons que la musique de « Scintille diamant » peut être entendue dans l’ouverture du Voyage dans la Lune, mais aussi d’un ballet antérieur, Le Royaume de Neptune (comme Rossini, Offenbach n’hésitait pas à recycler ses compositions). Gunsbourg ajouta enfin un septuor de son cru dans l’acte de Venise, ensemble destiné à devenir l’un des moments les plus excitants de la partition : Gunsbourg avait le nez creux. La version Choudens évolua en fonction de ces modifications. Dans les années 70, Fritz Oeser proposa une révision complète réutilisant sans trop de complexes des passages des Filles du Rhin qu’Offenbach n’avait pas déjà recyclés (une version plus osée que Oeser, donc). Après la redécouverte de manuscrits ayant appartenu à Gunsbourg, Michael Kaye établit une nouvelle édition critique dans les années 80. Enfin Jean-Christophe Keck offrira une nouvelle édition suite à la découverte du final de l’acte de Giulietta puis des partitions d’orchestre du prologue et de l’acte d’Olympia ! On trouvera ici un article détaillé sur les différentes versions.
Passons à l’édition proposée à Covent Garden. Vu la complexité du sujet, nous nous contenterons ici de lister les modifications majeures par rapport à la version Choudens traditionnelle… en espérant ne pas nous être trop trompés. Peu de choses au prologue, si ce n’est que quelques pages sont un peu plus longues que d’habitude : le choeur « Glou ! Glou ! », une réaction des étudiants suite à l’allusion aux cornes : « Ne les raillons pas, nous serons un jour dans le même cas »….
À l’acte d’Olympia, toute la première scène entre Hoffmann et Spalanzani (« Là, dors en paix… La physique est tout mon cher : Olympia vaut très cher. ») et la suite est coupée. Plus tard dans l’opéra, Spalanzani fera une allusion désormais incompréhensible au dialogue disparu ( « Ah ! La physique ! »). Après l’introduction orchestrale, l‘acte démarre directement par « Allons, courage et confiance, je deviens un puits de science ». L’air de Nicklausse de la version Choudens / Kaye « Une poupée aux yeux d’émail » est conservé (on lui substitue parfois « Voyez-la sous son éventail » de la version Oeser). Le court air d’Hoffmann « Ah ! Vivre deux ! N’avoir qu’une même espérance » est donné vers la fin de l’acte, après le dialogue d’Hoffmann avec Olympia (et non au début, après « C’est elle ! Elle sommeille ! » et le second couplet comprend quelques légères variations (et un si naturel final). Le trio original (rétabli chez Oeser) remplace l’air traditionnel « J’ai des yeux » déjà évoqué. « Ange du Ciel, est-ce bien toi » est rétabli. La scène entre Coppélius et Spalanzani qui consacre leur arrangement financier sur la propriété des yeux est intégralement coupée (on imagine qu’il s’agit d’éviter des accusations d’antisémitisme au sujet du Juif Elias). Le duo Nicklausse / Hoffmann « Malheureux fous, suivez la belle » est coupé. Le final de l’acte n’est pas écourté comme souvent.
À l’acte d’Antonia, une reprise orchestrale est (mal) insérée entre le récitatif de Frantz et son air (il s’agit de la même musique que celle qui sépare peu après les deux couplets). Le savoureux dialogue de sourds entre Hoffmann et Frantz puis celui entre Hoffmann et Nicklausse sont coupés. On passe donc directement de l’air bouffe de Frantz au duo entre Hoffmann et Antonia, mais introduit par l’air de Nicklausse « Vois, sous l’archet frémissant » (Oeser). Niklausse agit dès lors comme une sorte de Cupidon, alors que dans le livret il fait tout pour dissuader Hoffmann à chacune de ses nouvelles amours. L’acte offre une version longue du trio Hoffmann / Crespel / Miracle. Le dialogue qui suit, entre Hoffmann et Antonia, est en revanche coupé, et on enchaine directement avec la scène « Tu ne chanteras plus ».
L’acte de Venise est encore plus charcuté. Les micro-coupures se multiplient (« Vivat ! Au Pharaon » par exemple). Le « Scintille diamant » introduit par Gunsbourg est remplacé par le « Tourne, tourne, miroir » original (Oeser). « L’Amour dit à la belle » est restauré. Il est immédiatement suivi du septuor apocryphe de Gunsbourg (Choudens) qui devrait s’insérer après la perte du reflet d’Hoffmann et non pas avant comme ici. Hoffmann chante ensuite « Ô Dieu! de quelle ivresse » couronné d’un si bémol. Giulietta a droit à son air « L’amour lui dit : la belle » (Kaye). Après son duo avec Giulietta, Hoffmann perd son reflet et reste condamné à peu près au silence : les intentions parlées de Pitichinaccio, Schlemil, Nicklausse et Dappertutto sont aussi coupées.
L’épilogue est relativement épargné : quelques mesures des chœurs sont coupées et c’est Hermann et non Lindorf qui s’exclame « À moi la Stella »… « Oublie ton rêve de joie et d’amour » est confié à la Muse et non à Nicklausse (les deux interprètes sont différents dans cette production). La Muse conclut avec le sublime « Des cendres de ton cœur » (Oeser).
Au-delà des problèmes de sens induites par ces coupures (et qui affectent certainement moins un public novice non francophone), il faut surtout regretter que les enchainements des différents morceaux s’en ressentent, manquant de fluidité et de naturel. Les altérations sont généralement mieux réussies quand elles sont faites par des musicologues professionnels.
Juan Diego Flórez avait fait sa prise de rôle à l’opéra de Monte-Carlo en 2018. Quelques années plus tard, l’interprétation du ténor péruvien n’a pas beaucoup changé. La voix manque toujours de la largeur attendue pour ce rôle et on attendra en vain des élans dramatiques semi véristes à la Shicoff. Flórez offre en revanche un Hoffmann racé, à la Kraus, sans les moyens de ce dernier, mais avec la même exigence vocale. Il est d’ailleurs assez incroyable qu’une voix ait si peu évolué au fil des années, pour le meilleur davantage que pour le pire, d’ailleurs. Ces limitations mises de côté (on ne va pas reprocher à Flórez d’avoir la voix de Flórez), le ténor péruvien offre un Hoffmann de grande tenue, d’une belle retenue aristocratique. Dans l’acoustique favorable aux voix de Covent Garden, le chanteur n’a aucun problème pour se faire entendre, y compris dans les nuances les plus fines (plutôt que de rénover Bastille, pourquoi ne pas la raser pour reconstruire une salle à l’identique de celle de l’institution londonienne ?). Les aigus, sonores, sont délivrés avec générosité et le chanteur multiplie les extrapolations dans l’aigu (à celles que nous avons signalées plus haut, ajoutons un contre-ut à la fin de la chanson de Kleinzach et un si bémol concluant « Ô Dieu, de quelle ivresse »). Cerise sur le gâteau, la prononciation du français est parfaitement intelligible, teintée d’un délicieux accent latin. L’acteur reste mesuré, mais finalement touchant et en cohérence avec l’interprétation vocale.
Alex Esposito est moins diable que diablotin. Ricanements, cris gutturaux, notes graves exagérément écrasées… alors que le chanteur semblerait en capacité de chanter sobrement le rôle, ne serait-ce qu’en raison d’une certaine expérience belcantiste, pourquoi se livrer à des excès histrioniques de mauvais goût ? On pense parfois à un mauvais Mefistofele de Boïto, quand d’autres passages mettent au contraire en valeur les qualités du chanteur : un timbre plaisant, une émission franche. Il faut dire que la mise en scène ne l’aide pas : Michieletto en fait davantage un satyre vulgaire, violent et impulsif qu’un démon complexe et froid. Déjà une magnifique Giulietta en 2016, Christine Rice est ici une Muse exceptionnelle, au français impeccable, pleine de charme et d’une grande musicalité. Julie Boulianne est un Nicklausse d’un certain charme, à la voix charnue mais manquant de mordant : la chanteuse québécoise semble souvent chanter dans sa barbe sans vraiment chercher à remplir la salle. Elle n’est pas non plus gâtée par la mise en scène qui en fait un gamin déguisé en perroquet jouant avec un autre perroquet, empaillé cette fois. Olga Pudova souffre également d’une mise en scène qui refuse d’en faire une poupée comique. La voix est d’une belle largeur, bien plus corsée que celle des coloratures légères auxquelles nous sommes habitués, mais aussi sans le côté mécanique de celles-ci (tant musicalement que théâtralement). C’est d’autant plus dommage que l’ambitus du soprano russe est assez époustouflant, les contre-notes se succédant quasiment sans effort jusqu’au contre-sol dièse. L’Antonia d’Ermonela Jaho est bien connue. Avec les années, le vibrato, court, s’est accentué. Les aigus n’ont plus l’aisance d’autrefois : le contre ré en coulisse est plutôt raté, le contre-ut dièse final plus réussi. Il n’en demeure pas moins que les exceptionnelles capacités du soprano albanais à émouvoir restent intactes, en dépit d’une mise en scène qui tend détourner l’attention de son personnage avec des agitations annexes. Cataloguée soprano, Marina Costa-Jackson ferait presque songer à un alto par la profondeur de son timbre et des graves somptueux, tandis que la voix est au contraire tendue dans l’aigu. Il arrive parfois qu’une voix qui chante ponctuellement dans une tessiture trop grave éprouve alors des difficultés nouvelles dans l’aigu : serait-ce le cas ici ? Les comprimari sont de qualité. Christophe Mortagne incarne superbement ses quatre rôles, dans un français superlatif, mais avec un aigu de poitrine parfois tendu. Vincent Ordonneau est un Spalanzani efficace pour ce qui lui reste à chanter. Malgré une voix désormais un peu usée, Alastair Miles est un Crespel émouvant. Jeremy White est un Luther truculent. Dans leurs petits rôles respectifs, Ryan Vaughan Davies et Siphe Kwani (excellent remplaçant de dernière minute de Grisha Martirosyan) savent également se faire remarquer.
La direction d’Antonello Manacorda est efficace à défaut d’être subtile, attentive aux chanteurs, plus professionnelle qu’inspirée. Les chœurs sont excellents.
Si ces Contes d’Hoffmann ne sont pas, pour nous, le coup de cœur espéré, ils reçoivent un accueil chaleureux du public : il sera intéressant de voir comment cette production évolue au fil des reprises, notamment en ce qui concerne les bruits qui parasitent la musique !