Les splendides voûtes de la chapelle royale n’ont pas dû voir ça souvent : un Singspiel (discrètement) sacré débordant d’énergie, mâtiné de commedia dell’arte, où s’invitent même Fiordiligi et Papageno.
Il faut dire que l’œuvre est composée par un Mozart de onze ans, sur commande du Prince-Archevêque de Salzbourg pour les célébrations de Pâques de l’année 1767. La constante intensité de l’écriture ferait presque oublier par son audace le contenu sacré du livret. Le texte d’Ignatz Anton von Weiser est bâti comme une Moralité médiévale : un Chrétien est représenté dans son hésitation entre la vie bonne (incarnée ici par des allégories célestes : l’esprit de la Justice, la Miséricorde et l’esprit du Christianisme) et la vie dissolue (vantée par l’esprit du Monde).
Notre premier devoir est de saluer l’ensemble Il Caravaggio et la remarquable direction de Camille Delaforge. Cette dernière s’investit pleinement pour faire vivre une partition aux allures de feu d’artifice, en rendant justice à ses contrastes très marqués et à ses effets mimétiques les plus plaisants ou saisissants, par exemple lorsque le mot « Hölle » (Enfer) déclenche un avertissement glaçant chez les cors. L’attention de Camille Delaforge aux chanteurs (on la voit régulièrement chanter le texte en même temps qu’eux) permet une symbiose réussie entre les deux côtés du podium. Sa direction vive et inspirée assure la réussite de la soirée. De l’orchestre, au son brillant, ressortent des vents très expressifs, ainsi qu’un violoncelle qui relève de ses pizz l’accompagnement des récitatifs par le clavecin. Enfin, le trombone solo de Lucas Perruchon préfigure par sa présence menaçante le tuba mirum du Requiem, malgré un manque de précision dans les ornementations (redoutables) de la ligne musicale qui lui est confiée lors de l’air du Chrétien.
Le quatuor vocal, d’un très bon niveau, semble un peu achopper sur la question du degré de jeu que requiert une version de concert. L’intensité théâtrale varie donc beaucoup au cours de la soirée, de scènes presque entièrement jouées et mises en espace (en particulier lors du réveil du Chrétien), à des dialogues vocaux incarnés mais statiques, jusqu’à des passages plus figés, ressemblant à un récital. Il arrive plusieurs fois que des chanteurs qui devraient être sur scène selon le livret retournent s’asseoir sur les côtés parce qu’ils ne chantent pas, mettant à mal le déploiement de ce qui reste, malgré tout, une action. À cela s’ajoute une coupure effectuée dans le dernier récitatif, qui aurait dû montrer plus clairement le Chrétien hésitant entre l’esprit du Christianisme (déguisé en médecin) et l’esprit du Monde. On sent donc une indécision, liée certes à l’essence même de cette œuvre surprenante, entre musique de concert et vrai opéra, qui donne envie de voir l’œuvre pleinement mise en scène, sans tiédeur.
Il revient à la soprano Gwendoline Blondeel, présente dans la version gravée au disque, d’interpréter deux personnages opposés dans l’histoire : l’esprit de la Justice et l’esprit du Monde. Elle relève remarquablement le défi, même si l’on doit avouer qu’on la trouve plus convaincante dans le second rôle que dans le premier, peut-être en raison d’un timbre qui manque de sévérité. Elle jette avec assurance des aigus et suraigus piqués pour notre plus grand bonheur et fait preuve d’une netteté admirable dans les coloratures ainsi que d’un effort marqué de caractérisation des deux allégories.
Le ténor Julien Behr semblait un peu tendu. Problème de mémoire ou angoisse de la langue allemande, son regard peine à se détacher de la partition pour incarner avec aisance son personnage. Sa voix sonore et expressive, pourtant, va à merveille à l’Esprit du christianisme, moins sévère que les autres allégories célestes et lui permet de se faire entendre sans problème dans un trio final où il a le rôle central.
Le Christ de Jordan Mouaïssia est le personnage le plus malicieusement incarné de la soirée. La voix, aux registres bien uniformes, a un timbre clair assez plaisant. Mais le comique semble lui aller mieux que l’émotion et son grand air « Jenner Donnerworte Kraft » (qui a été coupé dans le disque enregistré par l’ensemble) manque un peu de conviction.
Mathilde Ortscheidt possède une très belle voix de mezzo, au timbre rond, qui lui permet de faire de son air « Ein ergrimmter Löwe brüllet » un des sommets du concert. Agile et précise dans la partie vive de l’air, elle fait naître en un instant de longues lignes plaintives et émouvantes dans la partie lente, où le pianissimo de l’orchestre donne lieu à un beau dialogue entre la voix et les vents.
La soirée s’achève sur deux bis, tirés des tubes de Mozart : le trio « Soave sia il vento » de Così fan tutte et le duo de Papageno et Papagena dans La Flûte enchantée, devenu quatuor pour l’occasion. En plus d’être magnifiquement interprétés par les solistes et par l’orchestre, ces deux pièces permettent une comparaison passionnante entre le premier Mozart (que le public avait alors encore dans l’oreille) et celui plus tardif que nous connaissons tous.