Après Il ritorno d’Ulisse in patria, le deuxième spectacle lyrique de la Trilogie d’automne de Ravenne est une nouvelle production de Dido and Æneas de Henry Purcell. Mort plus jeune mais de la génération suivant Monteverdi, Purcell n’écrivit qu’un seul véritable opéra. Ses autres œuvres scéniques – The Fairy Queen ou King Arthur – sont qualifiées de « semi-opéras », alternant entre dialogues parlés, danse et formes musicales.
La proposition du festival permet au public de découvrir deux spectacles conçus par la même équipe, car la mise en scène de Dido and Æneas est également signée Pier Luigi Pizzi. Celui-ci transforme l’opéra de Purcell en mise en abîme. L’histoire de Didon, Reine de Carthage, et Énée, prince de Troie, dont la liaison est contrariée par les machinations d’une magicienne, provoquant l’indignation et la mort de Didon, est associée à l’ode Hail ! Bright Cecilia, que Purcell composa à la gloire de sainte Cécile – sainte patronne des musiciens –, qui sert de récit-cadre. Un groupe d’étudiants se réunit pour chanter l’ode à la sainte, avant d’improviser l’opéra principal qui les émut au point de finalement reprendre leur chant initial. À la différence d’Il ritorno, où ce sont les dieux qui tirent les ficelles, Dido and Æneas devient ainsi une œuvre d’hommes, célébrant la victoire de l’art sur la mort. Cette idée de mise en scène est autrement plus originale et forte que celle réalisée dans Il ritorno.
La scène est simple. Un orgue en arrière-plan et, devant, une table jonchée d’instruments sont les éléments principaux des décors. Délimité par un rideau, cet espace deviendra tour à tour la chambre de Didon ou l’antre de la Magicienne. Les musiciens de l’orchestre arrivent par les coulisses. Selon un vieux principe, l’action scénique a déjà commencé lorsqu’ils s’accordent ; la différence entre récit-cadre et intrigue centrale s’estompe.
Le public retrouve les interprètes de l’œuvre de Monteverdi. La réunion des étudiants, qui ressemble à une répétition au cours de laquelle Pizzi crée des histoires secondaires entre les convives, voit entre autres le retour de Žiga Čopi dont la prestation est plus lyrique et incarnée que celle de la veille, lorsqu’il chantait Eurymaque. Son air, qu’il chante en se promenant entre le chef d’orchestre et le chœur, est un des points forts du prologue. On revoit aussi Federico Sacchi qui, en imitant des gestes de rappeur qui se répandent dans le chœur, confère une sonorité plus douce à sa basse profonde.
Dans la partie principale, Didon (Arianna Venditelli) possède une voix puissante, par moments agréablement voilée. Elle est presque complaisante dans son chagrin, qui semble lui convenir. L’issue de l’intrigue est déjà toute tracée.
Le chœur du prologue, aux déplacements précis et à l’interaction sans faille, revient et conserve son rôle important. Soixante-dix ans après Purcell, cet élément de la dramaturgie lyrique sera au centre de la « réforme » de Christoph Willibald Gluck.
Belinda (Charlotte Bowden), confidente de Didon, colore son chant de quelques notes espiègles et coquettes, presque fébriles, à l’image de Mélantho que la chanteuse interpréta la veille. Mauro Borgioni dans le rôle d’Énée déploie la même vigueur que dans le rôle d’Ulysse, avec davantage de passion et en donnant plus de relief à ses lignes vocales. Tout l’ensemble réagit à l’écriture de Purcell, moins abstraite – pour ainsi dire – que celle de Monteverdi. Parfois, ces particularités vocales sont mises en valeur d’une manière très soutenue.
Cela vaut aussi pour la mise en scène. Si, dans Il ritorno, Pizzi agit avec plus de circonspection, se fiant en grande partie à la force de l’œuvre, il souligne à présent des effets présents dans la musique. Ainsi, la Magicienne, annoncée par des glissandi exagérés à l’orchestre, est entourée de servantes aux ailes noires et baignée dans une lumière rouge, ressemblant à une maîtresse de cérémonie sadomasochiste. Delphine Galou se montre à la hauteur de cette partie démoniaque et implacable.
L’Accademia Bizantina, toujours sous la baguette d’Ottavio Dantone, est renforcée de timbales et de trompettes. L’orchestre ne s’en tient pas moins à l’équilibre et à l’homogénéité sonores, et cela malgré quelques manifestations de force et d’élan chorégraphique.
Pizzi reste également fidèle à sa technique de rehausser certains personnages en fonction de leur état d’âme. Lorsque Didon et Énée réapparaissent, ils portent des costumes rouge et jaune.
Si Il ritorno se termine par une lieto fine (fin heureuse), la catastrophe à l’issue de Dido and Æneas est inévitable, nécessaire et en même temps davantage cathartique. Elle permet à la musique, au moment de la reprise des derniers numéros de Hail ! Bright Cecilia, de l’emporter sur la mort. Le public est tout aussi acquis à la cause que la veille, accueillant avec enthousiasme la réussite de ces deux productions jumelles de la Trilogie d’automne de Ravenne.