C’est en janvier 2016 que Benjamin Bernheim a fait ses premiers pas à l’Opéra de Paris en interprétant sur la scène du Palais Garnier, le rôle de Flamand dans Capriccio où déjà, son timbre limpide et lumineux ne passait pas inaperçu. Puis ce fut La Bohème dès l’année suivante à l’Opéra Bastille où il revint, saison après saison pour y chanter successivement La Traviata, Faust, Manon, Roméo et Juliette, gravissant ainsi l’une après l’autre, les marches du succès jusqu’à son Hoffmann miraculeux, en décembre 2023, qui lui valut un accueil triomphal, tant de la part du public que de la critique. Triomphe réitéré au Festival de Salzbourg l’été dernier puis au Metropolitan Opéra en début de saison. C’est donc tout auréolé de son statut de star au firmament du monde lyrique que le ténor franco-suisse revient sur la scène de ses débuts parisiens avec un programme de mélodies et de chansons françaises qui reprend en grande partie celui de son récent album Douce France.
Une chaleureuse ovation accueille le ténor qui entre, souriant, accompagné de sa pianiste, dans la salle comble du Palais Garnier qui affiche complet depuis plusieurs semaines. Le programme s’ouvre avec deux mélodies qui ne figurent pas dans son CD, en premier lieu « L’Absent » de Charles Gounod. Dès les premières notes, interprétées piano, comme un murmure, un silence recueilli s’installe, tandis que le chanteur exprime avec nostalgie la tristesse de l’amant abandonné. Puis vient « L’heure exquise » de Reynaldo Hahn, chanté en voix mixte avec un timbre diaphane qui semble planer sur les délicats arpèges du piano, exécutés par sa fidèle accompagnatrice Carrie-Ann Matheson. Après cette « mise en bouche », la première partie s’achève avec Le Poème de l’amour et de la mer de Chausson. Si l’on a coutume d’entendre cette œuvre par une voix féminine dans sa version orchestrale, la version avec piano, qui lui est antérieure, a été créée par le ténor Désiré Demest, accompagné par le compositeur lui-même. Cette grande mélodie-cantate permet à Benjamin Bernheim d’exposer toutes les facettes de son art. On admire tour à tour son phrasé d’une rare élégance, capable de transmettre une infinité de sentiments, sa rigueur stylistique, son souffle qui paraît inépuisable et la perfection de sa diction, qualité essentielle pour apprécier pleinement une mélodie. Loin de faire un sort à chaque mot, le ténor déclame le texte avec intelligence et spontanéité tout en laissant transparaître une émotion qui atteint son paroxysme dans le dernier poème, « Le Temps des lilas », absolument bouleversant. Au piano, Carrie-Ann Matheson déroule un tapis sonore d’une variété de couleurs expressive au point de faire presque oublier l’absence de l’orchestre dans l’interlude central.
La seconde partie s’ouvre avec quatre des célébrissimes Nuits d’été de Berlioz proposées elles aussi dans leur première version pour piano et voix de ténor (ou de mezzo-soprano) et dans leur tonalité originale. « Villanelle » est interprété sans affèterie, avec un naturel léger et malicieux, « Le Spectre de la rose », abordé avec délicatesse permet à Bernheim d’exploiter toute sa palette de couleurs et sa dynamique vocale, le ténor est ainsi capable d’alterner les pianissimi les plus ténus avec d’impressionnants forte, notamment sur le verbe « j’arrive ». Le climat est plus sombre dans « Sur les lagunes » où l’on admire, entre autres qualités interprétatives, la variété de tons entre chaque répétition de la phrase « Ah, sans amour s’en aller sur la mer ». Enfin « L’Île inconnue » conclut sur un rythme primesautier ce mini-cycle. Les trois mélodies d’Henri Duparc se hissent au même niveau que celles de Berlioz, « L’Invitation au voyage » permet d’admirer l’impeccable legato de l’interprète qui alterne avec aisance le registre de tête et celui de poitrine tandis que « Phidylé » chanté avec une voix diaphane est parsemé de demi-teintes poétiques. Changement de style avec les trois chansons dans lesquelles Benjamin Bernheim ne cherche ni à abuser de sa voix lyrique ni à jouer les crooners. Ainsi « Les feuilles mortes », dans une version plus complète qu’au disque, « Douce France » et « Quand on n’a que l’amour » sont proposées dans une interprétation sobre et plaisante qui ravit l’auditoire. Au salut final, c’est un énorme triomphe amplement mérité que le public réserve au ténor. Deux bis viennent conclure le programme, il s’agit cette fois d’airs d’opéras, « Je crois entendre encore » extrait des Pécheurs de perles, interprété en voix mixte avec un timbre diaphane et d’infinies nuances et « Pourquoi me réveiller », agrémenté de fortissimos impressionnants à la fin de chaque strophe, qui laisse augurer du meilleur pour le Werther que Bernheim viendra chanter au Théâtre des Champs-Elysées en mars 2025.
Carrie-Ann Matheson, on l’a dit, se révèle une partenaire de haut vol, dont on admire la virtuosité et l’éclectisme. Sa complicité évidente avec Benjamin Bernheim, qu’elle accompagne régulièrement, est pour beaucoup dans la réussite de ce concert remarquable à tout point de vue.