Cet art d’installer dès le premier lied une intériorité, de suspendre le temps, de se mettre d’emblée à un tel niveau d’intensité (et de luminosité à la fois)… D’habiter le texte de Die Lorelei, de ralentir le tempo pour éclairer un mot, de colorer une note haute, d’aller chercher le plus grave de son timbre pour suggérer le soleil couchant sur le Rhin, d’animer le mouvement sur le grondement du piano quand le batelier est entrainé vers le fond, de détailler les derniers vers, « Und das hat mit ihrem Singen / Die Lorelei getan – Et c’est avec son chant / Que l’a fait la Lorelei », de filer l’envol final de la voix, si pure…
Juste après les premiers applaudissements, elle dira que cette mélodie de Liszt exprime « le pouvoir de la voix ». Elle parle de la « schönste Frau » du poème de Heine, mais pour le public, c’est d’abord d’elle qu’il s’agit.
L’intimité, la confidence
Est-ce parce que ce récital est le dernier d’une tournée à l’évidence heureuse, et se teinte pour tous deux de l’émotion des dernières fois ? Il sera un enchantement d’un bout à l’autre, un modèle de délicatesse et de grâce (à l’image de l’entrée en scène joyeuse de Sabine Devieilhe d’une légèreté de danseuse), de complicité avec Mathieu Pordoy, constamment attentif et à l’écoute, tout en contrôle du son, en retenue (mais qui sait devenir puissant et timbré, cf. les grondements du Rhin).
Depuis longtemps, on n’avait pas donné de récital dans cet Opéra de Lausanne, qui a juste les dimensions qu’il faut pour cela, suffisamment grand pour que la voix s’y déploie, mais d’une intimité idéale pour un tel programme, privilégiant le recueillement, l’introverti, la confidence. Le plus infime pianissimo (surtout s’il est porté par une technique aussi souveraine et accompagné par un pianiste aussi subtil) y passe jusqu’au dernier rang.
D’abord ce seront quelques mélodies liées à la nuit, des berceuses « où la voix ramène à la sérénité et à la paix », ainsi le judicieusement choisi Erel Shel Shonashim de Josef Hadar, la drôlerie ingénue du petit chat triste de Jacqueline Mani (avec miaous fournis par le pianiste), le legato sans faille malgré un tempo lentissime de Du bist die Ruh (Schubert), avec une montée radieuse vers la kopfstimme et des sons filés qui ne sont jamais gratuits, l’enchaînement impalpable d’une berceuse cosaque et du Nacht und Traüme de Schubert où la voix plane sur les sommets, limpide, dans une lumière mystique à la Caspar Friedrich, que prolongera un Nocturne diaphane de Liszt au seul piano, qui s’achèvera dans un fondu au noir très musical lui aussi.
Straussienne
On sait, depuis la parution au début de cette année du disque Mozart-Strauss enregistré avec le même Mathieu Pordoy quelles sont les affinités de Sabine Devieilhe avec le compositeur d’Ariadne auf Naxos.
Meinem Kinde, à nouveau une berceuse, est d’une tendresse fondante, la ligne musicale portée par un souffle qui semble infini, l’intensité allant crescendo sans qu’on sente la moindre rupture (ni le moindre effort…) et Die Nacht a la mélancolie d’une aria que pourrait chanter la Maréchale. Ce sont les couleurs de la voix qui installent un pathétique tout en retenue, que prolongera un postlude du piano à la Schumann.
Un des sommets de la soirée sera le Oh ! quand je dors de Liszt (et Victor Hugo). Moins éthéré que les Strauss, plus charnel, et d’un charme irrésistible, il se colore dans la strophe centrale d’un soupçon de dramatisme et la puissance de la voix peut se libérer toute, jusqu’à une radieuse vocalise descendant vers une conclusion apaisée, voluptueuse, et à nouveau un de ces sons filés sans fin qui ne sont jamais frimeurs, mais au contraire prolongent un climat d’émotion qui ne veut pas s’effacer.
Le Ein Traum, de Grieg, d’une sentimentalité et d’un lyrisme faisant penser à Tchaïkovski, avec un accelerando final grisant, apportera le sourire nécessaire à la fin de la première partie.
La seconde partie sera d’esprit un peu plus léger, avec une discrète thématique bucolico-florale.
D’alanguis bleuets de Strauss (Kornblummen), puis des Coquelicots du même (dont le nom signifie bouquet, ça tombe bien) et d’un brio, d’un chic que Zerbinetta ne renierait pas, où Sabine Devieilhe est en terrain familier (trilles et vocalises à foison), enfin Epheu (Lierre) toujours sur un poème de Félix Dahn : longs arpèges du piano et mélodie serpentine, aux chromatismes penchés, s’étirant à l’infini avant de s’estomper… Grand art…
La voix des femmes
Ultime thématique : quelques « voix de femmes », choisies avec originalité.
De Lili Boulanger, trois poèmes de Francis Jammes, « Elle était descendue au bas de la prairie », « Elle est gravement gaie » et « Un poète disait », textes exquis qui donnent envie de relire le poète ami des ânes (« Elle avait le regard qu’ont les fleurs de lavande », « Elle était douce alors comme quand il est tard le velours jaune et bleu d’une allée de pensées », « je veux poser sur elle, avec dévotion, la couleur d’un parfum qui n’aura pas de nom »… )
Ces Clairières dans le ciel se souviennent de Fauré et de Debussy, courbes évanescentes de la première mélodie, envol vers les confins de la voix dans la seconde et déferlements liquides du piano dans la troisième. Sabine Devielhe semble évidemment se jouer des difficultés techniques de ces miniatures virtuoses, mais surtout elle est à l’unisson de leur esprit fugace, ironique et précieux.
Le brio et la désinvolture
Non moins ravissante dans sa candeur, la mélodie de Cécile Chaminade sur un poème touchant de Rosemonde Gérard, « Ma première lettre », dégage un parfum de mélancolie si simple, si simple… Sabine Devielhe y ose une nudité presque impudique, qu’elle aura l’habileté de recouvrir aussitôt de la drôlerie acidulée de deux mélodies de Germaine Tailleferre, très dans l’esprit des Six, « Non la fidélité n’a jamais été qu’une imbécillité… » et « Mon mari m’a diffamée », qu’elle envoie autant de désinvolture que de précision, de même que l’affolant délire de « Tay, toy, babillarde arondelle », de Milhaud-Ronsard, aux mirobolantes vocalises gazouillantes.
On aura à peine eu le temps d’applaudir ces démonstrations qu’elle enchaînera avec sa version de l’Hymne à l’amour de Marguerite Monnot, distillant, respirant le texte si beau de Piaf elle-même. Larmes discrètes dans la salle.
Quelques minutes auparavant, en intermède Mathieu Pordoy avait joué l’élégant et tendre Hommage à Edith Piaf de Francis Poulenc. On dit que la mort de Piaf émut tellement Poulenc qu’il se décida à partir le même jour vers un autre monde.
Il fallut bien trois bis pour contenter un public enthousiaste, qui n’aurait pas voulu que l’enchantement prît fin. Une très drôle « Nuit au poulailler » de Guy Lafarge et Jean Rigaut, un bel air de Lakmé (en hommage à Jodie Devos), enfin un tout simple « Au bord de l’eau » de Fauré.
Soirée parfaite.