Une immense pièce aux lambris de bois clair, éclairée par trois fenêtres à gauche, donnant sur la mer, on imagine. La lumière entre à flots. Tout n’est (pour le moment) qu’ordre, luxe, calme et volupté. Un lit à droite. Des draps s’agitent, une femme émerge du sommeil, vrai lever de reine. La pièce est envahie par son personnel, fringant et évidemment impeccable. Petit monde replié sur lui-même et ses souvenirs. Un grand tableau (moitié le M. Bertin d’Ingres, moitié DSK) rappelle le souvenir du prince consort de cette reine-là. Il faudra se souvenir de cette sérénité quand tout se déglinguera…
© GTG-Carole Parodi
Mise en abîme
Le spectacle de Genève est bâti sur le principe du redoublement : la partition de Purcell est assez courte, on le sait, une cinquantaine de minutes environ. On a donc demandé au collectif belge Peeping Tom, et au metteur en scène Franck Chartier qui l’anime depuis une vingtaine d’années, de créer une histoire parallèle, une mise en abîme en quelque sorte.
Ce genre d’exercice devient coutumier au Grand Théâtre de Genève sous la direction d’Aviel Cahn. On se souvient de L’Enlèvement au sérail l’année dernière, expérience sans doute inaboutie, et tout récemment de La Clémence de Titus, beaucoup plus convaincante. A l’intrigue de Didon et Enée se superpose donc une intrigue-bis, qui démarque la première, la commente, l’englobe, l’envahit, la critique, la subvertit. C’est la première fois que la Compagnie Peeping Tom, qui évolue à la frontière du théâtre et de la danse, se collette au monde de l’opéra pour créer ici un curieux objet, qui tient de la performance, parfois du happening, pour ses deux premières parties, et touche au tragique de façon saisissante dans la dernière. Que reste-t-il de l’opéra de Purcell ? C’est toute la question.
© GTG-Carole Parodi
Les deux reines
Que voit-on ? Une reine d’opéra, la Didon de Marie-Claude Chappuis, et son double théâtral, Eurudike de Beul, impressionnante de présence, d’engagement, de puissance. Entre deux âges, de physique opulent, avec de longs cheveux gris, on ne sait trop qui elle est : une reine en exil, une impératrice de Russie déchue (elle arborera à un certain moment une toque de fourrure et un manteau de cour qui le suggèreront), une ancienne diva, qui se ferait donner le spectacle de l’opéra de Purcell ? Elle est entourée de ses gens, mi-domestiques, mi-danseurs, d’une suivante nommée Belinda, qui est la doublure muette de la Belinda (Emőke Baráth) de Didon et d’une camériste qui à son réveil l’appellera Didi, et nous n’en saurons pas davantage.
Sinon qu’elle se lamente de s’éveiller seule depuis trente-sept ans. Et pendant qu’on lui présente différentes robes, toutes plus noires les unes que les autres, apparaît Marie-Claude Chappuis (la vraie Didon en somme), à laquelle Didi donne son nom phénicien d’Elissa… Et qui chante le premier air de Didon « Ah ! Belinda, i am prest with torment » (je suis oppressée par une angoisse inavouable… ) : merveilleux legato, intériorité, sens de la ligne, transparence du timbre, et accompagnement attentif notamment du luth de Laura Monica Pustilnik.
© GTG-Carole Parodi
Inventions en tous genres
On comprend assez vite le procédé : les fantaisies de Peeping Tom répondent au texte de Nahum Tate. Ce sera une succession de petites chorégraphies (attendez la suite !), de gags parfois un peu légers, de situations étranges. Soit sur la musique de Purcell, soit sur les musiques additionnelles composées par Atsushi Sakaï, violoncelliste et membre du Concert d’Astrée, qui parfois apparaîtra sur scène pour improviser (semble-t-il) sur son violoncelle, et parfois même empruntera la baguette d’Emmanuelle Haïm, laquelle connaît bien sûr admirablement cette partition (cf. son bel enregistrement avec Suzan Graham chez Virgin)
On pourra être désarçonné par certaines inventions du metteur en scène, ainsi le discours que la reine Didi fait pour une sorte de parlement, en l’occurrence le chœur installé sur une tribune en haut du décor, ou plus tard la harangue qu’elle prononcera pour apaiser le peuple en révolte (« C’est votre reine qui vous parle, j’aime chacun de vous… J’ai consacré mon existence à vous servir.. » ) qu’elle conclura par une étrange mélopée soutenue par les percussions. On la verra s’intéresser de près à l’un de ses serviteurs, lequel lui avouera « J’ai fait de nombreuses guerres et j’ai traversé de nombreuses mers », un Enée de substitution, on l’aura compris… A peu près en même temps, on annoncera le vrai Enée, qui déclarera sa flamme à Didon (la vraie). Le rôle d’Enée est plutôt succinct, mais laisse tout de même le temps d’admirer le beau timbre charnu et la parfaite diction de Jarrett Ott.
© GTG-Carole Parodi
Premiers grains de sable
Au deuxième acte, tout commence à se détraquer. C’est qu’une Magicienne a décidé de contrarier les amours de Didon et d’Enée en déclenchant un orage pendant le chasse royale à laquelle sont partis s’adonner la reine et son héros troyen. Changeant de rôle, c’est Marie-Claude Chappuis qui chante cette partie (un peu moins dans sa nature, peut-être)….
Il se passe alors une chose étrange : la Magicienne arrache une prise électrique, et par ce trou béant dans la boiserie voilà que du sable commence à s’écouler, un peu puis beaucoup. Après quoi la tempête se lève. Grand affolement sur la scène. « Protégez les tableaux », hurle Didi… C’est la fin de l’ordre paisible évoqué plus haut : des monceaux de sable commencent à entrer par l’une des fenêtres (à l’orchestre un ostinato dû à Atsushi Sakaï). Didi prend panique « Je suis entourée de sauvages, pourquoi cette musique, cette daube contemporaine (sic) ? Arrête Sakaï ! Ma vie était si belle avant, là d’où je viens les gens avaient du style, on allait à l’opéra, au ballet, aux concerts (allusion à la situation actuelle ?) Oh, Atsushi, j’étais une chanteuse formidable, que suis-je devenue ? »
Sur ces entrefaites, Enée commence à chantonner « Ô solitude, my sweetest choice… », mais ça tourne court. Je vous passe quelques pelletées de sable, quelques inventions saugrenues (ce shampoing qu’on administre à la fois au violoncelle et au violoncelliste), quelques pas de deux, qu’on regarde plus ou moins distraitement jusqu’à ce que décidément Didi, n’en pouvant plus de sa chasteté, bondisse sur son pseudo-Enée, le déculotte et lui fasse subir les derniers outrages. Sur fond de tango argentin.
Mais décidément tout va mal, Enée reçoit de Jupiter l’ordre de partir « Comment affronter un destin si dur, aimée une nuit, délaissée la suivante…? »
© GTG-Carole Parodi
Le départ d’Enée marque le début du déchaînement final. Le troisième acte, par sa puissance, fera oublier toutes les facilités, incongruités, contorsions, gamineries, vues jusqu’ici. Et changera rétrospectivement notre regard sur l’ensemble du spectacle.
Ensablement
Danses échevelées, premières nudités, grands fracas de tonnerre se mêlant aux sonorités devenues brutales de la partition d’Atsushi Sakaï, et surtout déversement de sable : il en sort des fenêtres, il en pleut des cintres, il en tombe des béances des boiseries, la scène en est recouverte, le lit, les meubles sont engloutis. La Nature que Didi avait affirmé aimer lors de son speech il y a si longtemps, cette Nature se déchaîne : la malheureuse Reine se retrouve ensablée jusqu’au buste, telle Winnie dans Oh les beaux jours… « Il n’y a pas de Dieu dans ce pays, gémit-elle. Où sont-ils passés, pourquoi suis-je seule ? »
Des corps apparaissent, dans un accouplement de la dernière chance, tandis que la Magicienne, triomphante au-dessus du chaos proclame « Our next motion must be to storm her lover on the Ocean ! » (La prochaine étape sera d’engloutir son amant dans l’océan). Phrase importante qui déterminera toute la suite.
© GTG-Carole Parodi
Tandis que le Concert d’Astrée distille finement la pimpante Danse des Sorcières, des comparses tentent de désensabler Didi à grands coups de pelles (une pensée pour le petit personnel du théâtre qui devra nettoyer ce champ de ruines…), on la couche mourante sur son pauvre lit… « La pluie me manque, la fraicheur de la brume, les verts pâturages… » geint-elle. Il est bien temps de rêver à l’Angleterre.
Le monde extérieur
Tonnerre, vacarme, trémolos grinçants aux cordes graves, percussions assourdissantes, danses convulsives, presque sauvages, des comparses (Peeping Tom, impressionnant d’engagement), on tambourine à la porte, est-ce Enée ? Didi se lève difficultueusement et, image extraordinaire, ouvre la muraille du fond : clarté éblouissante, brouillard d’où émerge une silhouette : c’est Enée (le danseur Romeu Runa) chancelant sous un corps qu’il porte. Musique d’angoisse. Il est nu, complètement, couvert de sang, pousse des hurlements que répercute la sono. Grand Guignol ou tragédie, chacun choisira. Pour nous, cette image du tragique coupe le souffle et la vision de la nudité garde sa puissance sidérante. Quand Enée traîne sur le sable des corps de naufragés, c’est une image rappelant L’Age mûr, ce groupe sculpté par Camille Claudel, effigie du désespoir.
Capture d’écran
Commence alors la longue séquence finale : d’abord la plainte de Didon « Your counsel all is urged in vain », où on admire la ligne de chant de Marie-Claude Chappuis, la clarté des notes hautes, les demi-teintes et surtout l’authenticité de l’émotion. Son duo avec le puissant Enée de Jarrett Ott sera un autre sommet d’expressivité, soutenu par un continuo d’une attention et d’un richesse de coloris splendides. « Away, away ! » (Partez, partez !) lui lance-t-elle. C’est l’autre Enée qui lui répondra, adressant à Didi sur un trémolo de cordes graves son « I go, for me it’s finished ».
Inoubliables dernières images
A ce moment-là, les deux reines sont sur scène, pareillement effondrées, Didon à gauche, Didi à droite. L’heure est advenue de leur mort. Tandis que Didi, offrant l’impudeur de sa nudité, s’étend sur sa couche pour y mourir, la reine Didon commence son ultime lamento « Thy hand, Belinda… When i am laid in earth ». On est alors au-delà du beau chant. C’est autre chose qui s’exprime, où Marie-Claude Chappuis met la ferveur d’une prière « Remember me, but forget my fate » (Souvenez-vous de moi, mais oubliez mon destin).
Capture d’écran
Bouleversante avant-dernière image, elle se couche sur le sol avant de s’enfoncer dans le sable et de disparaître, tandis que le chœur appelle les « Cupidons aux ailes tombantes » à veiller sur elle et ne la quitter jamais.
La toute dernière vision sera celle du couple de jeunes danseurs qui tout au long de cette séquence avaient exprimé par le mouvement tout ce qui se disait par les mots et la musique, du couple de danseurs unis dans une dernière étreinte, la fille déchirant à belles dents le corps du garçon, dans une image à la Goya ou à la William Blake.
Amours dévorantes…
Capture d’écran