Avouons-le : on a d’abord eu un peu peur. La scène nous plonge dans un univers carcéral moderne avec, en hauteur, trois écrans vidéo où défilent des images – tout d’abord de Jonas Kaufmann, d’un jeune inconnu (on comprendra plus tard qu’il s’agit de Parsifal jeune), d’un monastère en ruines sous la neige, de personnages fort tatoués dont on ne sait s’ils sont eux aussi des criminels écroués ou des délinquants enfermés dans un centre de redressement… Gurnemanz fait partie des personnages incarcérés. Comme tous les autres, il fait un peu de trafic, mais sa spécialité, c’est le tatouage. Cet univers carcéral semble tout droit sorti d’un roman de Jean Genet : de jeunes figurants passent leur temps à faire du sport, à montrer leurs muscles – et leurs tatouages, visiblement le signe d’appartenance de tout ce beau monde à un cercle d’addicts (à quoi ? la religion ?) très fermé et mal en point… Quand Kundry survient, on peine à comprendre qu’elle est ici une journaliste venue faire un reportage photo pour son magazine – un magazine dont on comprendra au deuxième acte qu’il est dirigé par… Klingsor. Bref, Kirill Serebrennikov ne manque pas d’idées, et l’on se demande comment il va bien pouvoir les faire tenir ensemble quand le livret est si souvent très explicite et concret sur son arrière-plan (chevaux, armes, nature…).
Et pourtant, force est de constater que la magie fonctionne ! L’idée de transformer le monde clos des Chevaliers du Graal en centre de réclusion pour un petit groupe d’irréductibles nous vaut même quelques moments d’une incroyable émotion. Il est vrai que le metteur en scène a l’idée géniale de jouer sur les dimensions spatiale et temporelle, qu’il fait habilement se chevaucher dans sa scénographie. Nous voyons ainsi apparaître un jeune Parsifal, formidable Nikolay Sidorenko, en double de Jonas Kaufmann. Tout fonctionne comme si Parsifal revivait son passé, entrant ponctuellement en contact avec son jeune double au premier acte, dans des élans d’affection extrêmement poignants. Présent et distant à la fois, acteur et spectateur de son propre drame, Parsifal est même amené à faire mine de chanter les répliques de ses acolytes, comme s’il se remémorait toutes ces scènes avec nostalgie… Ce qui aurait facilement pu tomber dans le procédé-cliché, mais la réalisation en est faite avec un tel tact que l’on ne peut qu’adhérer à cette proposition, si surprenante soit-elle. Idem aux deux actes suivants, avec une mention spéciale pour l’acte II où le dédoublement concerne aussi la mère de Parsifal, Herzeleide, personnalisée par trois figurantes à peu près identiques par l’âge et le costume – l’effet est saisissant ! Autres trouvailles : le cygne n’est pas un animal, mais un autre détenu, que Parsifal égorge dans les toilettes (on vous avait dit que l’on était un peu dans Notre-Dame des Fleurs…), l’apparition d’Amfortas au II, qui crée des jeux de miroir assez bluffants (superbes séquences où on le voit arriver, guéri, pour rouvrir les volets clos, tandis que le jeune Parsifal, à la fin de l’acte, les refermera ; ou quand il se saisit de la croix lumineuse pour la remettre à sa place initiale, sur le mur…), ou bien encore cette façon de retourner l’arme de Klingsor sur lui-même (attention spoiler : la lance est en fait ici un revolver que Kundry pointe sur Parsifal, avant de le retourner contre Klingsor)… Présenté ainsi, à l’emporte-pièce, tout cela peut paraître passablement foutraque. De fait, on évitera sans doute de donner ce Parsifal en pâture à quelqu’un qui ne connaîtrait absolument rien de l’œuvre – il y aurait de quoi n’y rien comprendre ! Mais on est loin du caprice arbitraire : tout ici fait sens sans trahir les idées forces de l’ouvrage. C’est assurément le genre de mise en scène parfaite pour Vienne, où le public a l’occasion de voir l’œuvre quasiment chaque année. Un novice, en revanche, sera sans doute un peu perdu ! Mais osera-t-on dire que l’essentiel est ailleurs ?
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Car musicalement, on tient là une réalisation de très haut niveau. Philippe Jordan, le nouveau directeur musical de l’Opéra de Vienne, maîtrise ces pages et, surtout, semble les aimer comme peu de chefs aujourd’hui. Quelle liberté et quel naturel ! La remarquable prise de son cisèle à merveille les mille et une nuances de l’orchestre – ici dans un grand soir – et révèle chaque détail d’une écriture orchestrale de facture chambriste, avec d’admirables solos (passim basson, cors, hautbois, violon etc.) sur l’écrin desquels se déploient quelques-unes de plus formidables voix du moment. Passons rapidement sur les Filles-Fleurs (simplement parfaites) et sur les Ecuyers/Chevaliers, dont certains ont des formats de tout premiers plans (remarquable Carlos Osuna par exemple) ; Stefan Cerny est un Titurel sombre et profond, de même que le Klingsor de Wolfgang Koch, noir et mordant à souhait. Avec Georg Zeppenfeld, nous avons un Gurnemanz d’une stature assez sidérante. On connaît la qualité du chanteur pour l’avoir maintes fois entendu à Dresde ou à Bayreuth, mais sa composition est ici d’une profondeur et d’une délicatesse exceptionnelles. Face à lui, on ne peut qu’admirer la terrible humanité du Parsifal de Jonas Kaufmann, d’une facilité et d’une clarté d’émission qu’on ne lui avait plus forcément entendues depuis longtemps. Et quelle présence scénique ! Son jeu – difficile, on l’aura compris – avec son double réserve quelques grands moments d’émotion : la première rencontre bouleversante de l’acte I, l’alternance de peur et de tendresse face à Kundry au II… Kundry, justement : Elina Garanča, pour sa prise de rôle, crève l’écran. Chant racé, capable de toutes les nuances, sensuelle (de voix comme de jeu : le deuxième acte la voit – en gros plans – embrasser à bouche-que-veux-tu le jeune Parsifal !), osant passer de l’éclat le plus pur à la raucité la plus sauvage… Signalons que c’est elle, à la toute fin du premier acte, qui chante le « Durch Mitleid… » habituellement confié à « Une Voix céleste ». Là encore, l’effet est incroyable. Autre prise de rôle, Ludovic Tézier enfin. Quel Amfortas il nous offre là ! La somptuosité du timbre, la subtilité des nuances, l’amplitude des dynamiques, tout est ici magistral et naturel à la fois. Se prêtant au jeu de la vision de Serebrennikov, il fait de ce « roi » tour à tour ensanglanté, bandages aux poignets, se mouvant béquille au bras, puis « guéri » mais comme pétri de doutes et d’incompréhensions dans son apparition du II, un être totalement halluciné et hallucinant.
Une soirée, on l’aura compris, à ne peut-être pas mettre devant tous les yeux, mais qui comblera les oreilles les plus difficiles !
PS : signalons que le metteur en scène, toujours assigné à résidence dans son pays, a réalisé cette mise en scène « à distance ». Vu la quantité de détails dont elle regorge et la précision de leur mise en place, cela relève de l’exploit.