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Comment ne PAS être chef d’opéra (2e épisode)

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Actualité
23 décembre 2024
Suite des réflexions de Frédéric Chaslin sur la direction d’un opéra : quelles différences entre le lyrique et le symphonique (s’il y en a) ?

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Maintenant que j’ai parlé des deux vertus cardinales de l’opéra, en ce qui concerne la formation du chef d’orchestre, la connaissance du chant et celle du théâtre, voyons ce qui, dans le symphonique, est particulier et indispensable – et rend par là-même absurde cette ligne de démarcation artificielle qu’on a voulu poser entre les deux mondes.

La musique symphonique, telle que la concevait comme je l’ai raconté, Celibidache, mais aussi d’autres chefs « exclusifs » comme Marris Janson, ou Neeme Järvi, est une musique pure, abstraite, libérée de la contrainte du texte, du drame, de l’action, soumise à ses propres lois. Pour le chef exclusivement en « mode symphonique », la musique se suffit à elle-même et ne se préoccupe que d’elle-même. Avec tout le respect que je porte à ces vénérables prédécesseurs, je ne peux que leur donner tort. Il est très difficile, à partir de Mozart tout au moins, de trouver un compositeur qui n’ait pas eu une « histoire», ou comme disait Richard Strauss, un « programme », sans parler de la dramaturgie très clairement écrite par Berlioz en tête de sa Symphonie Fantastique. Sans aucun doute les Toccata de Bach et les sonates de Scarlatti sont de la musique « pure ». Encore faudrait-il savoir ce que ces compositeurs avaient en tête au moment d’écrire. Il y a toujours un état émotionnel antérieur à l’acte de création, qui génère celui-ci. Freud l’a d’ailleurs largement expliqué. Et il y a donc toujours, forcément, un « prétexte », qui ne peut se réduire à une simple succession abstraite de note. La source du Génie, de l’Inspiration (des mots orduriers dans les années 50) est forcément inatteignable par les seules ressources de la logique et, pour employer un terme d’actualité, de l’intelligence artificielle.

Cela étant posé, la fréquentation régulière du répertoire symphonique ramène aux sources mêmes de la musique. Le travail en répétition ne se concentre que sur la sonorité instrumentale, sur la forme, l’architecture de l’œuvre sans avoir à décider des tempi ou des transitions en fonction d’un drame à suivre. Le chef d’orchestre doit tout inventer (sauf la partition !), il doit faire preuve tout à la fois de fidélité mais aussi d’imagination pour apporter à chaque exécution une lumière nouvelle, sans avoir à trahir l’œuvre, il travaille comme le pianiste travaille à une sonate de Beethoven ou une ballade de Chopin, il doit créer l’unité sonore avec un matériau musical – l’orchestre- qui ne peut se « cacher » derrière aucun avatar scénique, à l’intérieur d’aucune fosse d’orchestre. Le public, que rien ne vient distraire de l’écoute instrumentale, est uniquement occupé de la musique « pure ». Il y a donc dans la pratique symphonique une discipline totalement différente, mais complémentaire et lorsqu’on l’alterne à la pratique lyrique, « fusionnelle ».

Il faut parler ici d’un cas extraordinaire dans l’histoire de la musique, celui de Gustav Mahler, au demeurant très proche de Berlioz à bien des égards. Mahler fut l’un des plus grands chefs d’opéra, il dirigea ses premiers orchestres dans un petit théâtre d’une ville de cure autrichienne, pour monter les marches de la renommée avec les opéras de Kassel, Ljubliana, Leipzig, Budapest, Hambourg et finalement Vienne. Et pourtant, le compositeur n’est reconnu que pour ses symphonies. Il fit bien un essai d’opéra mais son librettiste, Siegfried Lipiner, lui emprunta la partition inachevée et… la perdit, ce qui dégouta Mahler de toute tentative d’écrire un nouvel ouvrage lyrique (cette mésaventure me rappelle l’anecdote racontée par Boulez devant une poignée d’amis et à laquelle j’assistais, à propos de sa seule symphonie, perdue dans le train vers l’Allemagne, acte manqué s’il en est).

Personne ne trouve donc à redire à ce qu’un Mahler, immense chef lyrique, et presque exclusivement lyrique, ait été l’un des plus grands compositeurs exclusivement symphoniques.

Gustav Mahler (1860-1911) - Photo prise dans le hall de l'Opéra de Vienne en 1907 - Gallica

Mais qu’on songe au contenu des symphonies de Mahler : de la première à la quatrième, elles ont été construites autour de l’ADN de l’un de ses Lieder dont il avait besoin pour, comme il le disait, « mettre la machine en route ». Mahler, boulimique de la lecture, avait besoin d’un programme, des émotions contenues dans un texte. Sa huitième, oratorio dramatique, mi liturgique (Veni Creator) mi théâtral (scène finale du second Faust), est presque entièrement chantée du début à la fin. On peut dire que son activité de chef lyrique a infusé sa création symphonique. Et que ses symphonies, par leur taille monumentale, sont de vrais petits opéras sans livret.

Parler de la dimension d’une œuvre c’est parler du temps, et d’un élément qui justifie souvent le choix d’un chef d’orchestre entre la voie lyrique et la voie symphonique : c’est le rapport entre le temps de répétition et le temps d’exécution. Il n’est pas rare dans le symphonique de répéter presque une semaine avant de jouer un, deux, plus rarement trois soirées d’un programme excédant rarement deux heures. Pour l’opéra, il est courant d’avoir le même temps de répétition pour un ouvrage dépassant largement les trois heures. Le travail sur le symphonique est donc réputé plus intense, plus profond, avec la promesse d’un résultat plus fin, plus fidèle aux intentions de l’interprète. Les « éléments exogènes » listés par Celibidache sont ici absents. Il n’a que « Berlioz et Moi ! » pour citer le héros de Gérard Oury.

Dans le système de répertoire allemand (ou autrichien), qu’on retrouve aussi à Budapest, à Riga, et dans beaucoup d’autres maison telle que le MET de New-York, la saison peut comporter jusqu’à quarante à cinquante ouvrages. Pour avoir dirigé à ce jour deux cent cinquante soirées d’opéra à Vienne, il ne m’a été donné que rarement d’avoir ne serait-ce qu’une seule répétition de mise au point avec l’orchestre et les chanteurs. Cela marche car l’orchestre joue ces ouvrages très régulièrement, et qu’il est extraordinairement flexible et attentif. Mais avec ce mode de fonctionnement, on ne peut évidemment pas prétendre atteindre à l’idéal qu’on a en tête.

Dans le système de « saison » où le théâtre ne joue que quatre à dix ouvrages au maximum, c’est-à-dire la plupart des théâtres des pays latins, les répétitions sont beaucoup plus nombreuses, le temps de travail avec les chanteurs également, et le résultat peut être plus satisfaisant. Je dis bien « peut », car il sera difficile à l’orchestre de X ou de Y d’être au niveau du philharmonique de Vienne pour un Don Giovanni, même sans répétition.

Tous ces paramètres font que le symphonique présente, pour de nombreux chefs, l’avantage de réaliser au mieux ce qu’il veut présenter au public, de la conception qu’il a d’un ouvrage, bref, d’être avec son orchestre comme le pianiste avec son piano, en phase, en unité.

Frédéric Chaslin © DR

Il n’en reste pas moins que la formation lyrique apporte une grande richesse à celui qui s’y adonne, et même dans le cadre des limitations dont je viens de parler : savoir diriger un Ring de Wagner ou une Tosca de Puccini au pied levé, avec les simples outils du langage gestuel, développe énormément les facultés d’expression, la flexibilité, la souplesse, la réactivité – qualités qui ne peuvent que profiter à l’activité symphonique.

Car je dois parler ici des trois outils qu’emploie le chef pour communiquer avec son orchestre :

  1. La gestique, sans aucun doute la plus importante, la plus efficace face à un orchestre de haut niveau : les musiciens qu’on pense avoir les yeux fixés sur leur partition perçoivent au contraire la moindre inflexion du corps du chef, voire la moindre expression de ses yeux. Le chef doit être un acteur, un danseur, un mime, s’exprimant tant par une chorégraphie – puisque la musique est danse – que par des gestes mimant la forme du phrasé souhaité, par des expressions faciales censées susciter chez le musicien telle ou telle réponse sonore. Je compare souvent la partition au disque sur le gramophone, le chef étant le bras qui vient prendre dans les sillons le message sonore et qui le transmet par le bras au pavillon, qui est l’orchestre.
  2. La parole, les explications : le chef peut, et souvent doit parler, expliquer, en usant avec prudence du verbe, chaque mot devant avoir un maximum d’efficacité pour apporter au musicien ce qu’il lui faut pour donner le meilleur possible. Les indications trop techniques, trop « solfégiques » sont les plus inutiles. Celles qui portent le plus de fruits sont les images qui, par correspondance, vont faire comprendre à l’orchestre comment obtenir le son idéal. Pour une note d’attaque le plus « piano » possible, au début de l’ouverture du Freischütz, Carlos Kleiber demandait à chacun de « laisser commencer son voisin ». Le résultat était magique : le son arrivait du néant sans la moindre attaque.
  3. La préparation des partitions séparées des musiciens : ici le chef peut gagner un temps considérable, en parole comme en « gesticulation ». En ajoutant des coups d’archets, pour le phrasé, des nuances et des articulations supplémentaires, il obtient un résultat pour lequel il lui faudrait interrompre l’orchestre et dicter les indications voulues. Et pourtant la pratique est rarement répandue. Pour avoir hérité du matériel de Giulini du Requiem de Verdi, je peux affirmer que celui-ci permettait pratiquement au chef de répéter cette œuvre sans avoir à utiliser autre chose que « sa Légende » !

Paradoxalement, il peut y avoir une forme de paresse qui se développe de part et d’autre de la ligne de « démarcation ». Le chef routinier du lyrique, éloigné de la discipline et de la méthodologie de la répétition, pourra rechigner à travailler avec l’orchestre. Il perd la main, il n’a plus ni la science ni la patience. Inversement, un chef symphonique qui commence lundi ses répétitions et termine vendredi sa série de concerts, impatient de courir vers le prochain projet, verra d’un mauvais œil la perspective de rester quatre à huit semaines sur un même ouvrage.

Car dans le lyrique, un élément joue en faveur de la qualité, c’est le nombre de représentations. On imagine difficilement, quand on n’est pas descendu dans la fosse aux lions, les progrès qui peuvent être accomplis par un bon orchestre, entre la première et, parfois, la vingtième représentation (plus généralement, 4 à 6) … Arrivant parfois un peu frais à la première, l’orchestre va découvrir à chaque soirée un nouveau degré de profondeur, acquérir plus d’aisance, bref, jouer de mieux en mieux. Cela n’est pas atteignable au symphonique, à moins de faire une tournée mondiale.

A suivre…

Frédéric Chaslin
@Unistage & @Universal Edition, Vienne, 2024

Frédéric Chaslin, Compositeur, Chef d’Orchestre et Pianiste, édité chez Universal Music, Vienne, a composé sept opéras, écrit un essai sur la musique « La Musique dans tous les sens », (France-Empire, Paris 2009) et un roman, « On achève bien Mahler » (Fayard, Paris 2017).

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