En 2018, au Théâtre des Champs-Elysées, Jérémie Rhorer et Le Cercle de l’Harmonie avaient déjà proposé une Traviata au son « retrouvé », comprendre sur instruments d’époque et au diapason à 432 Hz souhaité par Giuseppe Verdi. C’est ce même parti pris qu’ils ont adopté pour cette Traviata en version de concert à la Philarmonie de Paris, avec une distribution entièrement renouvelée.
Dès les premières notes du prélude, les sonorités inhabituelles de cordes moins soyeuses et uniformes, plus grinçantes et charnelles que ce que l’on entend d’ordinaire chez Verdi exposent tout l’intérêt de la démarche de Rhorer. Pour toute la représentation, au prix parfois de quelques écarts de justesse chez les bois, l’auditeur est face à une Traviata familière et étrange à la fois, moins éclatante, plus inquiétante, où le drame se fait sentir de manière plus continue et plus sourde. Si l’on regrette un peu l’immédiateté poignante du hautbois moderne dans « Addio del passato », ou la simplicité tragique de la clarinette claire et pure dans la scène précédant « Amami Alfredo », on s’incline devant l’intérêt de l’expérience. D’autant que la direction de Jérémie Rhorer est de haute volée, attentive aux chanteurs et toujours allante, courant au drame. Le final de l’acte II est superbe, avec des chœurs des bohémiennes et des matadors enlevés et plein d’humour, sans tomber dans le rebattu, une scène de cartes puis d’insultes emportée à souhait et un concertato lyrique, poignant assez irrésistible. Avec ses petits effectifs, le chœur Orfeón Donostiarra sert parfaitement la vision du chef.
Chez les solistes, on notera d’abord l’excellence des comprimari, tous bien chantants et très investis. Le ténor frais et élégant de Yu Shao en Gastone et le soprano corsé d’Olivia Boen en Annina ont particulièrement retenu notre attention. À Giorgio Germont, le baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar offre une voix de stentor au timbre marmoréen qui n’est pas sans rappeler celui du regretté Dmitri Hvorostovsky. Si la diction italienne est encore perfectible, si la nuance forte pourrait être utilisée avec davantage de parcimonie, son Germont est déjà très touchant, surtout dans la cabalette « No, non udrai rimproveri », étonnamment douce et élégante dans une si grosse voix. Nul doute que la fréquentation du rôle, qu’il ne chante que depuis 2021, enrichira encore cette interprétation. Il faut en tout cas retenir ce baryton plus que prometteur. Francesco Demuro, grand habitué du rôle, est un Alfredo Germont très classique, très italien, à la diction idoine, à la projection franche. Son timbre paraît un peu fatigué, et l’aigu a toujours quelques nasalités, mais le métier pallie ces quelques bémols, surtout dans le concertato du II où il est particulièrement touchant.
La présence dans le rôle principal de Rachel Willis-Sørensen, soprano américaine malheureusement rare à Paris, était sans aucun doute l’attrait principal de la distribution. Dotée d’une grande voix au timbre onctueux et sombre, avec une note de lumière qui sonne comme un sanglot, d’un grave riche et d’une ligne de souffle qui semble sans fin, elle est une Violetta sensible, un peu plébéienne (mais le personnage ne l’est-il pas aussi après tout ?), incontestablement touchante. Si les acrobaties vocales de « Sempre libera » sont ardues pour une voix si large, le reste du rôle lui va comme un gant. C’est dans les passages les plus lyriques, où la ligne vocale s’étend en legato lui permettant de s’épanouir vers l’aigu que Willis-Sørensen est la plus séduisante, dans un « Amami Alfredo » volcanique, dans un « Alfredo, Alfredo, di questo cor » épuré et bouleversant. Son « Addio del passato », grand moment de la soirée, tout en reflets d’un timbre oscillant entre obscurité et lumière est une merveille, l’envol vocal de « Ah, della traviata, sorridi al desio » déchirant. Une grande Violetta, justement ovationnée aux saluts.
Cette Traviata aurait été parfaite, sans le problème de la mise en espace. La Philharmonie de Paris fait le choix, louable sans doute, depuis quelque temps, de présenter ses opéras en versions de concert avec un minimum de théâtre. Les chanteurs n’ont donc plus ni partition ni chaise ni pupitre, entrent et sortent quand le demande l’intrigue, et incarnent avec plus ou moins d’engagement leur personnage. Soit. Le problème est que les chanteurs d’opéra ne sont pas tous, loin de là, des acteurs et actrices nés et auraient sans doute besoin d’une vraie direction. Rajoutez à cela que les robes de gala et les escarpins sont un vrai obstacle à tout geste un peu vif, encore plus à une sortie de scène en courant. Cette Traviata, superbe vocalement et orchestralement, s’est donc trouvée empêtrée dans une tentative de mise en espace probablement peu ou pas répétée, empêchant à plusieurs reprises l’émotion de naître. C’est donc l’oreille ravie mais l’œil un peu sec que l’on quitte cette Traviata pourtant plus que séduisante.