La renommée d’Andrea Chénier dissimule l’œuvre d’Umberto Giordano comme Pagliacci et Cavalleria Rusticana dissimulent celles de ces contemporains Leoncavallo et Mascagni. Pourtant, il est l’auteur d’une petite quinzaine d’opéras, dont Fedora, peut-être la plus jouée de ses « œuvres secondaires » avec Madame Sans-Gêne et Siberia.
Adaptation d’une pièce que Victorien Sardou avait écrite pour Sarah Bernhardt, cette œuvre relate la destinée de la princesse russe Fedora Romazoff. À Saint-Pétersbourg, au premier acte, elle assiste impuissante à la mort de son fiancé Vladimir, assassiné. Quelques semaines plus tard, à Paris, elle suit la trace de l’assassin et déploie des trésors de séduction pour recueillir ses aveux et le livrer à la police. Elle découvre cependant que Vladimir la trompait avec l’épouse de Loris, ce qui explique et excuse son geste. Prise à son propre jeu, elle tombe follement amoureuse de Loris et fuit avec lui en Suisse. Mais la mécanique tragique est déjà en branle : suite à la dénonciation anticipée de Fedora, le frère de Loris s’est noyé dans sa cellule au bord de la Neva et sa mère meurt de chagrin. Persuadée de ne pouvoir obtenir son pardon, Fedora avale le poison qu’elle portait toujours en pendentif autour de son cou et meurt dans les bras de Loris qui l’absout, désespéré.
Le metteur en scène Arnaud Bernard puise dans l’arrière-plan politique de l’œuvre pour la faire résonner avec l’actualité et mettre en relief son allure de thriller policier. Le spectacle s’ouvre avec une capture d’écran d’une recherche internet sur « Fedora Romazoff ». En surfant sur le web, on rencontre la notion de kompromat, dont on lit une définition à l’écran : un moyen mis en œuvre par les services secrets pour compromettre un ennemi politique. Le rideau se lève et s’en suit une longue pantomime où l’on découvre Vladimir en pleine partie de jambes en l’air avec une jeune femme. Au même moment, des agents des services secrets observent les faits en vidéo sur une table de visionnage. C’est alors que surgit Loris dans la chambre : il tire sur Vladimir qui venait de sortir son arme. Cette scène originelle illustre le récit qu’en fera Loris à Fedora au deuxième acte, tout en introduisant dans l’intrigue un imaginaire de l’espionnage.
La présence obscure et constante d’espions au plateau au cours des trois actes semble révéler que Fedora elle aussi est victime d’une machination, comme si tout était manigancé pour la mener au suicide. Mais les raisons d’une telle élimination demeurent inconnues et cette complexification du livret ne fait que rendre l’intrigue un peu plus confuse et vaine, en quelque sorte, car elle la fait s’éloigner du romantisme noir et immédiat du livret. Ceci est d’autant plus vrai qu’on ne sait jamais vraiment à quelle époque on se situe, les costumes, les décors ou les situations oscillant entre des références aux années 1960 et 1990.
Le metteur en scène sait cependant s’appuyer sur une direction d’acteur fine et précise, permettant de suivre le parcours de chaque personnage et de frémir avec eux dans les moments les plus prenants. Les décors de Johannes Leiacker, majestueux et entièrement dorés (sauf là où agissent les agents du FSB, plongés dans un noir profond qui absorbe même les murs), assume la dimension fastueuse des lieux où se situe l’action. Au début du deuxième acte, le public applaudit même au lever du rideau, saluant comme au bon vieux temps la richesse du décor et la virtuosité des interprètes figés dans des poses diverses.
À la fin de l’œuvre, on retrouve l’écran de recherche internet du début. Le cadre de scène se referme sur une photographie des lieux de la mort de Fedora, en face d’un texte lacunaire et analytique qui rapporte son suicide. L’effet de cette conclusion est assez émouvant, car il ramène les torrents de passion qui viennent de déferler sur le plateau à un fait divers et nous rappelle que sous les lignes figées des informations journalistiques, rapportant les faits avec détachement, des cœurs ont palpité.
Giordano a réservé à ce livret foisonnant, aux accents de polar, une musique généreuse et pleine de variété. Sous la battue soutenue d’Antonino Fogliani, le premier acte file avec énergie jusqu’à l’annonce de la mort de Vladimir. Le second acte est plus varié, avec ses grandes scènes festives et son duo accompagné par un pianiste présent sur scène, jusqu’à l’interlude débordant de lyrisme où le chef mène l’Orchestre de la Suisse romande sur des cimes de sensualité débridée. Le chef est si engagé et en osmose avec les chanteurs à la fin de l’acte II qu’il en lance sa baguette sur le plateau.
Le dernier acte ménage quelques touches de couleurs locales, comme le chant d’un jeune garçon accompagné par l’accordéon, dont la douce mélancolie resurgit lors de l’agonie de Fedora. Fogliani prend au sérieux cette partition pleine de qualités, trop souvent disqualifiée pour son allure disparate ou ses épanchements lyriques, et met en valeur ses richesses et ses raffinements avec une conviction et un enthousiasme exemplaires.
Fedora est un rôle qui a toujours attiré les grandes divas, de Magda Olivero à Renata Scotto, en passant par Mirella Freni ou plus récemment Sonya Yoncheva. Aleksandra Kurzak ne fait qu’une bouchée de ce rôle à la mesure de sa démesure. La voix, d’une plénitude ébouriffante, est impeccablement maîtrisée, d’aigus filés délicats en graves poitrinés autoritaires. Le timbre laisse affleurer, sous ses couleurs lyriques, des marbrures de ténèbres qui révèlent la dimension tourmentée du personnage. Très mobile sur le plateau, délivrant toujours le texte à fleur de lèvres, l’interprète sait se faire tour à tour tigresse et enchanteresse. Les moments les plus bouleversants de la partition demeurent l’air de Fedora au premier acte « O grandi occhi lucent di fede », où Kurzak déploie une grande palette de nuances et d’expressions variées, ainsi que son agonie finale, qui nous arrache des larmes par son mélange d’intensité contenue et d’abandon désespéré.
L’alchimie de la soprano avec le ténor Roberto Alagna n’est plus à démontrer. Leur duo à la fin du deuxième acte, où Fedora avoue son amour à Loris et le supplie de rester chez elle pour ne pas tomber entre les mains de la police, est d’une virulence sauvage. La voix du ténor, qui fête cette année ses soixante ans, n’a rien perdu de sa franchise d’émission, de son mordant et de sa clarté, désormais éclaboussée de teintes minérales. On s’inquiète d’abord face à quelques aigus à l’intonation défaillante, mais ces inquiétudes sont vite balayées par la maîtrise des moyens vocaux et par l’engagement total de l’artiste. Il semble se consumer sur le plateau comme si c’était la dernière fois qu’il montait sur scène, ne reculant devant aucun excès expressif, toujours d’une justesse désarmante car pleinement vécus.
Fedora est une œuvre toute entière dévorée par la présence de son rôle-titre et qui laisse peu de place aux rôles secondaires pour se développer. Simone Del Savio est un De Siriex convaincant, à la voix de baryton habilement conduite et pleine de caractère. Yuliia Zasimova, admirée ici il y a quelques mois dans La clemenza di Tito, est une Olga absolument charmante, à la présence incandescente et au timbre frais et fruité. Quant à Mark Kurmanbayev, il incarne avec beaucoup de probité l’inspecteur de police Gretch. Des autres rôles secondaires qui ne font que des apparitions éclair, on retiendra surtout le Cirillo de Vladimir Kazakov, très expressif, et le serviteur de Céline Kot, qui fait montre d’une belle présence. La plupart de ces seconds rôles sont d’ailleurs tenus par des membres du Chœur du Grand Théâtre de Genève, persuasif dans ses interventions du deuxième acte.
Pour conclure, on ne peut que regretter que la mise en scène de cette production ne soit pas plus à la hauteur de l’excellence de l’équipe musicale, dont le couple principal constitue sans aucun doute un idéal pour cette œuvre aujourd’hui. La tension et la finesse de leur incarnation ne saurait que se développer encore plus brillamment d’ici la fin des représentations. Notons par ailleurs que le Grand Théâtre de Genève propose également deux représentations avec deux jeunes chanteurs russes, Elena Guseva et Najmiddin Mavlyanov, les 14 et 21 décembre.