Etrange idée que d’avoir choisi de ressusciter cet Uomo Femina, autant pour soutenir un discours féministe que pour redorer le blason de Galuppi. A ce second effet, avouons que la démarche est même contre-productive : à l’exception de ritournelles savantes et prometteuses, l’écriture vocale est ici très générique. Peut-être que les créateurs en 1762 n’étaient pas des chanteurs aux gosiers extraordinaires, et que le maestro ne faisait ici que tenter de reproduire le succès de ses successifs Mondo della luna et Mondo alla roversa, bâtis autour de la même idée d’un monde gouverné par les femmes. Pour le premier, ne comptons pas sur une action mollassonne (soporifique acte I) se contentant de filer un concept initial, pas si original à l’époque, plusieurs opéras tant seria (Deidamia, Partenope, les Amazones…) que buffa (La Serva padrona, 29 ans auparavant !) incluaient déjà des femmes fortes dominant ou faisant jeu égal avec les hommes. Certes le texte de certains airs n’est pas dépourvu de qualités littéraires, et l’on entend que le librettiste cherche à dénoncer la condition féminine asservie de son époque. D’où un lieto fine sombre et ironique (le meilleur passage de l’œuvre musicalement) incluant un aparté du chœur signalant que l’auteur désapprouve ce rétablissement de la domination masculine. Que l’on puisse s’étonner en 2024 de la « modernité » d’un tel propos traduit une toujours grande ignorance de la culture théâtrale du XVIIIe siècle. A notre humble avis, c’est un propos qui a horriblement mal vieilli : un profond malaise nous envahit au gré du déroulement d’une farce que l’on qualifierait aujourd’hui de transphobe et irreprésentable, à tout le moins sans une distance critique que la production de ce soir semble se refuser à prendre.
Deux naufragés (Roberto et Giannino) sont sauvés par deux guerrières (Ramira et Cassandra) sur une île dirigée par les femmes, lesquelles collectionnent toutes les vertus et traits traditionnellement apanage des hommes. Inversement, les hommes sont intégralement féminisés : emprisonnés, occupés seulement de leur apparence, hystériques et, c’est là tout le problème, travestis et désignés comme les « méchants ». Car Gelsomino, le favori de la reine Cretidea, et ses deux acolytes en jupe, battent et tentent d’empoisonner les deux naufragés. On assiste donc, médusés, à la fin du deuxième acte à l’image d’un homme viril (le primo uomo, Roberto) qui bat un travesti au sol. Et l’on ne s’arrête pas là, puisque ce même Roberto déverse ensuite toute sa haine de ces hommes dégénérés « qui inspirent le dégout » (nous n’avons pas le texte sous les yeux et citons de mémoire les surtitres) avant de les condamner à être tondus, démaquillés, salis, habillés de frusques et à faire un an de travaux forcés pour leur apprendre les « bonnes habitudes ». Autant dire les remettre sur le droit chemin de la virilité. On prend donc conscience de toutes les limites du « féminisme » de l’auteur qui ne conçoit la femme égale de l’homme que puissante et méprise ceux ou celles qui n’adhéreraient pas à cette conception. Jamais les femmes viriles ne sont moquées. Le patriarcat pour tous. Difficile de faire mieux en termes de « masculinité toxique ».
Le problème ne vient pas que du livret, mais aussi de la mise en scène qui ne prend pas parti face à ce drame choquant. Bien malin qui reconnaitra la personnalité d’Agnès Jaoui dans cette spectacle très littéral : décors élégants, direction d’acteurs stéréotypée et costumes tantôts flamboyants, tantôt gênants (le travestissement grotesque de Giannino, le sac à main de Gelsomino) ne rattrapent pas une pièce qui piétine et ne posent aucun jugement sur l’attitude de Roberto. Aurait-on osé représenter ainsi une femme captive, seule au sol, battue par un homme (aussi criminelle soit-elle), sans aucune gêne ? L’aparté du final a bon dos pour laisser le spectateur désavouer ce qu’il veut de ce qu’il a vu. Embarrassée ou intimidée par la recréation d’un ouvrage oublié, la metteuse en scène brille par son effacement.
Le plateau vocal n’est que peu inspiré : ayant peu à chanter à la hauteur de leur moyens et refusant d’orner leur partie, ils en sont régulièrement réduits à des effets expressifs non musicaux (des cris surtout) qui ont bien sûr leur place à l’opera buffa. Ils ne suffisent cependant pas à conserver une attention qui aurait besoin de davantage d’hameçons dramatiques ou mélodiques. Eva Zaïcik est une reine trop timorée et enfermée derrière une mine patibulaire peu crédible, bien facile à soumettre. François Rougier, malgré son accoutrement, a pourtant du comique à revendre et une voix saine. Lucile Richardot s’impose immédiatement grâce à sa voix si singulière et parfaitement posée, elle tourne hélas en rond autour d’une Ramira monolithique et terne qui ne se délivre que grâce à la cadence de son dernier air. Victoire Bunel parcourt un bel ambitus avec une audace maitrisée dans ses airs inspirés du seria (fureur, suicide). Anas Séguin use de son beau baryton avec intelligence au service des excès de son personnage (très emporté air de panique au II) et a le mérite de ne pas abuser des effets bouffe. Victor Sicard est celui qui resplendit le plus (superbe « Roberto, dove sei ? » : projection souveraine, contrastes de volume, timbre chaud), et on sent qu’il tente d’injecter de la vilénie dans son jeu au troisième acte, sans trouver de relai sur scène.
Vincent Dumestre et son Poème harmonique font honneur à une partition à l’intérêt très intermittent : les violons vifs et précis notamment, les hautbois souvent exposés et la mandoline concertante, tout comme la basse continue très fournie et les cors. Quel dommage que toutes ces ressources n’aient pas été employées à redonner vie à un opéra majeur du maestro de Burano !