Heureux qui, comm’ Caprice, a fait un beau voyage,
S’est baladé partout plus d’une lunaison,
Et puis est retourné, mais frais comme un gardon,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Nous sommes en novembre 2020. L’Avant-Scène Opéra vient de faire paraître un numéro consacré au Voyage dans la lune d’Offenbach, en prévision d’une production qui s’apprête à être créée à Montpellier, avant de poursuivre son chemin dans toute la France, de Metz à Marseille et de Nice à Rouen. Mais qui dit décembre 2020 dit… Covid-19. La pandémie a changé le cours de l’histoire et obligé l’Opéra de Montpellier à présenter le spectacle sans public, devant un parterre de professionnels et de journalistes. Bien heureusement, quatre ans plus tard, le public local peut enfin embarquer à bord de ce Voyage dans la lune, et avec un plaisir palpable !
La production d’Olivier Fredj a déjà été commentée plusieurs fois sur Forum Opéra, à l’occasion des représentations de Marseille, de Nice, de Compiègne ou de Rouen. Les retours de nos collègues sur la mise en scène étaient dans l’ensemble plutôt réservés, mais le spectacle semble s’être rôdé et avoir gagné en cohérence et en fluidité jusqu’à ces dernières représentations montpelliéraines. Même si la distribution a changé bien des fois en fonction des maisons dans lesquelles la production a été accueillie, on observe parmi les artistes un esprit de troupe remarquable, qui participe pleinement à la vivacité et à l’éclat de la représentation.
Le Voyage dans la lune est un opéra-féérie, un genre qui repose en grande partie sur les effets visuels et le spectaculaire : le livret fait se succéder pas moins de vingt-trois tableaux différents, avec des scènes d’éruption, de décollage et d’alunissage, et pas moins de deux ballets. Lors de la création du spectacle, les auteurs en vinrent même à louer un véritable dromadaire du Jardin des Plantes pour le faire apparaître sur le plateau et impressionner le public.
Évidemment, les moyens de cette production sont plus modestes que ceux du Théâtre de la Gaîté en 1875, mais les vingt-trois tableaux sont conservés dans leur intégralité (même le dromadaire est là !). Les changements de décors sont assurés par des projections en fond de scène, mêlant adroitement gravures et photographies d’époque, où le matériau scientifique se métamorphose en rêverie fantaisiste, dans la veine d’un Jules Verne, pour représenter des lieux plein d’extravagance et de piquant. L’autre référence convoquée est postérieure à la création de l’œuvre d’Offenbach, mais immanquable et évidente, puisque son titre sera repris par Georges Méliès pour l’un de ses films les plus connus. Le metteur en scène choisit donc d’inscrire la représentation dans la fiction d’un tournage : un régisseur/réalisateur au début du spectacle rassemble les figurants et les vedettes pour commencer à tourner le film. L’action est ensuite souvent ponctuée par un cadre de scène resserré et circulaire, ressemblant à un objectif ou une lentille, dans lequel apparaît la tête d’Offenbach mouchetée de cratères lunaires (il ne lui manque que l’obus dans l’œil pour rappeler ce plan mythique du film de Méliès).
L’insertion de cette intrigue de tournage n’est pas d’une originalité folle mais a le mérite d’être efficace et ludique. Six danseurs occupent successivement les postes d’ingénieur du son, de machiniste ou de figurant, avant d’animer les tableaux et faire vibrer la partition à différents moments de l’action dans une variété d’emplois stupéfiante. Les chorégraphies, signées Anouk Viale, sont particulièrement réussies, notamment dans la scène où la princesse Fantasia découvre le sentiment amoureux : les danseurs et danseuses interprètent des sélénites découvrant le désir, par des secousses corporelles pleines de sensualité.
Mais ce qui rend la représentation particulièrement vivante et drôle, c’est une direction d’acteur précise et dynamique, permettant aux différents tableaux de s’enchaîner à une allure vertigineuse, ainsi qu’un goût de l’accessoire et du gag particulièrement affuté. Ainsi, le roi V’lan arbore une couronne démesurément grande, le prince Caprice ne se déplace pas sans ses bâtons de marche affublés de deux énormes chaussures et Fantasia sans un ballon accroché à sa robe. Le roi Cosmos ressemble à une méduse emperruquée et les habitantes de la lune étant divisées (avant de reprendre le pouvoir après la découverte de l’amour) en « femmes utiles » et en « femmes d’intérieur », les unes sont habillées en aspirateur ou en pelote de laine et les autres en miroir ou en pot de fleur. Le costume le plus désopilant est celui de la reine Popotte, sorte d’éponge géante qui se déplace toujours avec son éponge de compagnie sur un diable… Ces touches d’humour, pleine d’inventivité et riches en trouvailles visuelles, aussi cocasses qu’impertinentes, n’empêchent pas le metteur en scène de conférer pleinement leur charge poétique aux scènes plus oniriques de l’œuvre, comme le duo des pommes, où les deux chanteuses sont suspendues dans les airs, tout comme dans les scènes enneigées, ponctuées par la chute délicate des flocons de neige.
La réussite scénique du spectacle s’accompagne d’une complète réussite musicale. Dans le rôle du déluré Caprice, Marie Perbost impressionne par son énergie et son abattage scénique. Sa voix souple, son phrasé raffiné et son timbre toujours aussi frais et fruité confèrent à chaque air une couleur singulière, qu’il s’agisse de galops effrénés ou de tendres romances amoureuses. Seul bémol : la rondeur de la couverture vocale ne lui permet pas toujours de délivrer le texte avec clarté. Si cela gêne moins dans d’autres répertoire, la saveur et la netteté du texte mériteraient d’être mieux mises en valeur dans ce type d’œuvres. À ses côtés, Sheva Tehoval impressionne hautement. La chanteuse éblouit dès sont premier air, d’une virtuosité et d’une aisance ébouriffantes. Fantasia rivalisant avec le prince Caprice sur le terrain de l’excentricité, la chanteuse exprime la fantaisie du personnage par des vocalises précises, des aigus brillants, des graves assurés, voire même salis et abrasés pour signifier la colère. L’interprète soulève l’enthousiasme dans le reste de l’œuvre, toujours drôle et sensible, grâce à une technique sûre, une voix de soprano léger au timbre charmant et une présence scénique magnétique.
L’autre grand triomphateur de la soirée est Yoann Le Lan, qui s’impose comme le meneur du spectacle. D’abord régisseur/réalisateur plein d’aplomb au début de l’œuvre, il interprète ensuite Marie-Anouk l’hôtesse de l’air et la caissière avec un plaisir manifeste, avant d’apparaître en Quipasseparlà. On ne peut apprécier sa voix chantée que lors de cet air court, mais la souplesse du phrasé, la vigueur de la projection et la clarté du timbre augurent du meilleur. Un artiste talentueux à suivre de près, assurément.
On pourrait imaginer une voix plus sombre et mordante pour le roi V’lan, mais Florent Karrer a le mérite de ne pas fabriquer d’effets vocaux pour correspondre à une certaine idée du personnage. En résulte un portrait touchant et sensible du roi, jamais caricatural. Thibaut Desplantes, dans le rôle de son collègue lunaire Cosmos, est désopilant et plein de verve, aussi à l’aise dans les parties parlées et que chantées.
En dehors de Fiamma, incarnée avec beaucoup de charme par Jennifer Michel, on n’a peu l’occasion d’entendre chanter les autres personnages. Carl Ghazarossian est cependant particulièrement marquant en Microscope charismatique et élégant, tout comme Marie Lenormand, habituée des rôles comiques, qui campe une Popotte hilarante. On se met presque à regretter de ne pouvoir entendre l’interpréter tous les airs ajoutés par Offenbach lorsque Thérésa reprit le rôle au Châtelet en 1877. Christophe Poncet de Solages complète idéalement cette distribution homogène où plane un esprit de troupe réjouissant.
L’Orchestre national Montpellier Occitanie retrouve une œuvre déjà fréquentée en 2020. Un enregistrement publié par le Palazzetto Bru Zane témoigne de l’adéquation de l’orchestre avec cette musique, ce que ces représentations de 2024 ne font que confirmer. Cette fois, c’est Victor Jacob qui est à la tête de l’orchestre : il fait se succéder avec bonheur variations dynamiques et agogiques, mettant en valeur la délicatesse de l’orchestration d’Offenbach, notamment dans les mélodrames et les ballets. L’ouverture en est d’emblée un exemple frappant : la folie du galop final, qui s’emballe dans un tempo de plus en plus rapide, répond à la grâce du solo de cor, beaucoup plus souple et rubato. Les pupitres féminins du Chœur de l’Opéra national de Montpellier semblent mieux préparés que les pupitres masculins, qui se perdent un peu dans certains passages délicats, sans pour autant démériter en terme d’homogénéité sonore.
Ce Voyage dans la lune achève donc son aventure à Montpellier de la plus belle des manières. Dommage que le spectacle ne poursuive pas sa tournée jusque sur la lune : nul doute qu’il séduirait les Sélénites autant qu’il enchante les Terriens !