Inauguré en 1763, le Teatro Comunale de Bologna est, parmi les salles lyriques majeures de la péninsule, l’un des théâtres les plus anciens encore peu près dans son jus (certaines loges disposent même de leurs décorations d’origine). Afin de moderniser la salle, celle-ci a été fermée pour travaux fin 2022 et devrait rouvrir à l’automne 2026. En attendant, des solutions transitoires ont été mises en place pour assurer la continuité de l’activité lyrique, et la saison a désormais lieu dans une salle aménagée dans la zone d’activités au nord de la ville, le Comunale Nouveau, d’un peu moins de mille places, et constituée d’un unique parterre légèrement incliné, aux sièges vert pomme. La fosse n’étant pas enterrée, il faut des voix disposant d’une projection conséquente pour passer le barrage de l’orchestre. C’est heureusement le cas pour la distribution réunie ce soir.
Dans le rôle de Canio, Gregory Kunde n’en finit pas de nous étonner. L’aigu reste d’une vaillance à toute épreuve, sans trace d’usure, avec des aigus dardés percutants. La voix est étonnamment dépourvue de tout vibrato intempestif. Surtout, le timbre sait se colorer pour accompagner les tourments du personnage. La composition est ainsi remarquable, avec un sens donné à chaque mot et un jeu de scène convaincant. La crédibilité de la caractérisation est renforcée par la maturité de l’interprète, le ténor américain faisant ressortir de manière particulièrement sensible l’échec de la rencontre entre Canio et Nedda, amour tardif trop beau pour être vrai pour l’un, opportunité de sortir de la fange pour l’autre. Une performance triomphalement accueillie aux saluts. L’affrontement final est d’autant plus réussi que Mariangela Sicilia est une Nedda particulièrement investie, qui joue avec ses tripes, et la scène donne le frisson. Mais le chant sait aussi se faire plus délicat, avec un « Stridono lassú » d’entrée vibrant de nostalgie. Là encore, la salle salue avec enthousiasme cette composition.
Remplaçant en dernière minute Roman Burdenko (1), Tonio claironnant et dramatiquement idéal deux jours plus tôt, Badral Chuluunbaatar est une découverte intéressante. Le jeune baryton mongol est un récent deuxième prix à l’édition 2022 du Concours international des voix verdiennes (si l’on songe à Amartuvshin Enkhbat et Ariunbaatar Ganbaatar, on peut dire que la Mongolie a le vent en poupe en ce qui concerne les barytons). La voix est toutefois encore verte, la projection un peu inférieure à celle de ses partenaires. L’aigu est un peu vibrillonnant. S’il conclut son « Si può? » par un beau sol aigu, le baryton évite le la bémol précédent, l’une et l’autre notes ne figurant d’ailleurs pas dans la partition originale (le compositeur ne voulait pas obliger les chanteurs moins bien dotés à forcer leurs voix mais avait admis ces transpositions). L’incarnation est fine, dépourvue d’histrionisme. Paolo Antognetti est un Beppe un brin atypique. Dans ce rôle souvent défendu par des voix un peu droites et parfois étroite de projection, le ténor offre une émission lyrique avec une voix puissante et corsée. Mario Cassi est un Silvio au timbre agréable, offrant une grande variété de nuances dans l’expression de son personnage. Sandro Pucci et Francesco Amodio chantent impeccablement les quelques phrases des deux paysans. Au global, ce qui frappe le plus dans cette version du chef d’oeuvre de Leoncavallo, c’est la qualité sans compromis du chant dans un répertoire trop souvent mal desservi vocalement.
En vieux routier des scènes italiennes, Daniel Oren offre une direction efficace et passionnée, attentive aux chanteurs sans pour autant perdre de vue l’arc dramatique. Le chef italien rouvre les coupures traditionnelles, mettant en évidence certains passages où l’écriture du compositeur se révèle plus originale. La réplique finale, « La commedia è finita!! », initialement écrite pour Tonio, est en revanche chantée ici par Canio comme le veut la tradition (Caruso s’était attribué cette conclusion en 1895). L’Orchestre du Teatro Comunale est vif, mordant et précis, avec une belle sonorité. Les chœurs, y compris les voix blanches, sont absolument parfaits vocalement, et impressionnants de puissance. De plus, chacun semble avoir été individuellement coaché pour donner à la foule des villageois une parfaite impression de naturel.
La mise en scène de Serena Sinigaglia est simple et astucieuse. Pendant le Prologue, des techniciens achèvent de monter le décors, embarrassés par la présence du public et distraits par les interventions de Tonio « en civil » chipant vêtements ou objets de scène. Canio chante son « Vesti la giubba » entouré de paysans maniant la faux. Les dimensions des dégagements étant limitées, les décors de Maria Spazzi sont sobres mais élégants et la troupe des clowns est augmentée intelligemment de quelques jongleurs et acrobates. Les costumes de Carla Teti se parent de tons pastels nostalgiques. Les éclairages de Claudio De Pace sont très réussis, rendant bien compte du temps qui passe et de la nuit qui tombe.
L’ouvrage est donné sans le traditionnel Cavalleria rusticana en première partie, avec un tarif adapté toutefois. Un entracte est inséré entre les deux actes (le premier se conclut par le « Vesti la giubba » et le second commence par l’Intermezzo qui reprend le même thème musical, associé à celui du « Si può? » du Prologue). Ce choix permet de densifier la soirée mais interrompt aussi la progression dramatique de l’ouvrage.
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Entendue le 18, la seconde distribution est dominée par Roman Burdenko, qui chante un Tonio fracassant entre deux représentations de Rigoletto à Bastille, baryton d'une incroyable aisance vocale sur toute la tessiture (la bémol compris) et acteur excellent (il faut le voir en amoureux timide et attachant quand il tente de séduire Nedda). Mikheil Sheshaberidze est une authentique voix de lyrico-spinto (typologie devenue rare en raison d'un certain désamour du public), encore un peu limitée en termes de projection. Francesca Sassu offre un timbre agréable et une interprétation sensible mais souffre de la puissance de l'orchestre. Scéniquement impeccable, Marcello Rosiello sait tirer le meilleur du rôle un peu ingrat de Silvio.