Lorsqu’il y a deux semaines, le responsable de la rédaction Th. V. nous a proposé d’aller assister à Monaco à la création scénique de la Damnation de Faust de Berlioz, le 18 février (1893), nous nous sommes frotté les mains ! Vous pensez, lorsque Paris grelotte, aller à Monte-Carlo où fleurissent le mimosa et les citronniers, et où les palmiers se balancent sous un ciel d’azur !
Nous n’avons pas été déçus. Le prince Albert 1er règne depuis quatre ans. L’argent a l’air de couler à flot dans ce petit Etat qui, il y a moins d’un demi-siècle n’était qu’un domaine agricole. Le prince Charles III y a créé Monte-Carlo avec son casino et ses hôtels. Il a tant enrichi son pays qu’il a décidé de supprimer les impôts. L’Opéra, inauguré il y a cinq ans, est somptueux, débordant de sculptures, de dorures, de tentures, de velours. Les fenêtres de la salle s’ouvrent sur les jardins et la mer. On les ferme lorsque le spectacle commence. Cette salle a été construite en un temps record par Charles Garnier en remerciement de l’aide financière apportée par la Principauté pour la construction de l’Opéra de Paris après la guerre de 1870, lorsque la France était ruinée.
Partition de la première édition
Le prince Alberter a nommé l’an dernier à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo un directeur venu de Roumanie, Raoul Gunsbourg. C’est lui qui a décidé de transformer en opéra cette Damnation de Faust que Berlioz avait conçue comme une simple œuvre de concert. Il a assuré lui-même la mise en scène en n’hésitant à la dépense. Il a mis à profit les ressources de cette invention moderne qu’est l’électricité. Cela lui a permis de faire des jeux d’éclairages que nous n’avions jamais vus. Lors de la course à l’abîme, il a fait dérouler des toiles sur trois plans différents entre lesquels des chevaux semblaient lutter contre l’orage. L’effet était saisissant. Pendant ce temps, un rideau de pluie tombait depuis les cintres.
Jean de Reszké, premier interprète de Faust à la scène
Au plan vocal, la distribution était prestigieuse. Le ténor Jean de Reszké est actuellement l’un des plus recherchés au monde. Comme il était libre à cause de l’incendie de l’opéra de New-York, Gunsbourg a sauté sur l’occasion pour l’engager. Son « Invocation à la nature » nous a donné le frisson. Ah, on n’oubliera pas le Faust de Reszké, ce damné de Monte-Carlo ! Méphisto était chanté par Léon Melchissédec tout de noir vêtu. Sa technique vocale a fait merveille dans la « Chanson de la puce » et dans sa sérénade. Quant à l’interprète de Marguerite, dont le patronyme est symbole de pureté – elle s’appelle Alba, ce qui signifie aube – on n’a pu qu’admirer la pureté de sa voix et la qualité de sa diction.
Le succès a été total. Qu’aurait pensé Berlioz ? Cela fait vingt-quatre ans qu’il est mort – quelques mois après s’être gravement blessé, ici, en chutant sur les rochers de Monaco à l’époque où l’Opéra n’était pas encore construit.
Vu la réussite du spectacle, imaginons qu’il aurait utilisé ce qualificatif qu’il avait employé pour sa symphonie : fantastique !