C’est l’éternelle question. Don Giovanni, dramma giocoso, est-il plus tragique que comique, ou plus comique que tragique ? Doit-on donner le pas à la damnation du mécréant libertin, aux affres de Donna Anna et aux serments de vengeance de Don Ottavio ? Ou bien sont-ce plutôt les malices de valet de Leporello, les échanges de manteau au clair de lune et les minauderies de Zerlina qu’il faut hisser au premier plan ? Au Théâtre des Champs-Élysées, où était donné hier soir le chef-d’œuvre mozartien, l’ambigüité reste entière. Efficace et bien servie par une distribution engagée théâtralement, la mise en espace de Mohamed El Mazzouji, met l’accent sur l’aspect comique de la partition, souligné par un duo Don Giovanni – Leporello très bien dirigé, complice, tirant vers la farce.
Le choix de la version de Vienne fait également peser la balance du côté comique. Certes, l’opéra se finit sur la mort de Don Giovanni, sans sextuor final pour clore la soirée, certes Donna Elvira gagne en dignité et en tragique avec l’ajout de « In quali eccessi, o numi ». Mais pour Vienne Mozart a également remplacé l’air de Don Ottavio « Il mio tesoro intanto », air noble aux accents légèrement martiaux, par un duo comique pour Leporello et Zerlina, « Per queste tue manine », substitution qui contribue à donner à l’acte II encore plus de légèreté que les jeux de double de Don Giovanni et Leporello ne le font déjà.
Pierre angulaire de ce retour à une version de Vienne de puriste, sans rajout de l’air de Don Ottavio au détriment du duo de Leporello et Zerlina, pratique courante, l’orchestre Les Ambassadeurs – La Grande Écurie joue avec bonheur la partition de Mozart sur instruments d’époque. Le pincé du hautbois, le son légèrement sourd du cor, la sécheresse parfois des cordes donnent à l’œuvre un caractère légèrement rugueux, plus viscéral que ce que l’on attend d’ordinaire chez Mozart, et cela est ici très heureux. Attentif aux chanteurs, Mathieu Romano dirige l’ensemble avec une belle fougue. Les ensembles, qu’il s’agisse du final du I, le sextuor « Mille torbidi pensieri » au II ou le dîner final, sont tous extrêmement réussis. Peu sollicité par la partition, le chœur Ensemble Vide fait tout de même impression, fugacement, au premier acte, très frais dans « Giovinette che fate all’amore ». Au deuxième acte, en revanche, les hommes sont en nombre un peu trop réduits pour donner aux voix de l’au-delà du festin de pierre toute leur force et faire réellement trembler l’auditoire.
Du côté des solistes, commençons par souligner l’homogénéité de la distribution, qualité indispensable chez Mozart. Louis Morvan, jeune basse aux graves fournis, endosse à la fois le rôle du Commandeur et de Masetto. Dans le rôle du paysan jaloux, il est un peu trop en retrait, timide scéniquement, et manquant d’énergie, de mordant, de diction dans « Ho capito, signor sì ». Ce Masetto se fait bien trop marcher sur les pieds. En Commandeur, en revanche, si le trac l’empêche de faire impression au premier acte, il est très convaincant au deuxième, impeccable vocalement, marmoréen face à l’absence de repentir de Don Giovanni. Catherine Trottmann est une Zerlina délicieuse à la voix fine et fruitée, tirant parfaitement son épingle du jeu en accentuant le côté espiègle de la paysanne face à Leporello, son côté victime prise au piège face à Masetto. Bien que les extrapolations vers l’aigu qu’elle ajoute dans ses deux airs ne soient sans doute pas nécessaires, Mozart se suffisant toujours à lui-même, elle est de bout en bout très musicienne, irrésistible dans le duo avec Leporello. Dommage que l’on n’ait pas entendu son premier cri à l’aide hors-scène dans le final de l’acte I, peut-être par la faute de la mise en espace, ce qui a un peu déstabilisé l’ensemble.
Remplaçant au pied levé le ténor initialement annoncé, Cyrille Dubois est égal à lui-même en Don Ottavio : irréprochable. Il brille par sa diction impeccable et l’élégance de sa ligne de chant. Remarquable dans les ensembles auxquels il apporte dynamisme et mordant, il ne fait qu’une bouchée de son seul air, « Dalla sua pace », ciselé et tout en piani délicats. Avouons avoir trouvé Marion Lebègue moins convaincante en Donna Elvira. Dotée d’un très beau mezzo au médium onctueux et charnu, elle nous a paru un peu à l’étroit dans le rôle de l’amante trompée qui la force régulièrement à des aigus légèrement acides et fâchés avec la justesse. Elle est plus à l’aise dans les ensemble où elle est moins sollicitée. C’est dans le trio au début du II, « Ah taci, ingiusto core », face à Leporello et Don Giovanni, qu’elle nous a paru la plus épanouie, et de fait la plus touchante. En Donna Anna, Marianne Croux emporte l’adhésion. Son soprano est superbe, clair, frais, coloré, irisé dans l’aigu, d’une souplesse remarquable dans la vocalise. Aussi à l’aise dans l’héroïsme un peu tapageur d’ « Or sai chi l’onore » que dans le legato contemplatif de « Non mi dir », où elle touche à l’âme, elle a toute la prestance et la dignité scénique de Donna Anna. Incontestable.
Enfin, dans le duo de tête, deux barytons aux qualités et aux tempéraments très différents, mais qui se valent bien. Thomas Dolié est un Leporello étonnamment sensible et touchant, très clown triste, qui n’hésite pas à donner de superbes piani vers l’aigu à la fin du redoutable « Madamina, il catalago è questo », conférant aux finals « quel che fa » une dimension sinistre et introspective aussi originale que bien trouvée. Excellent de bout en bout, très drôle, très physique, il se joue parfaitement de l’élocution rapide exigée de ce rôle bouffe. Dans le rôle-titre, pour finir, Florian Sempey impressionne par la beauté incontestable, assez renversante, de son baryton parfaitement homogène sur toute la tessiture, sonore et charmeur. Son Don Giovanni est plus viveur que séducteur, bruyant, charismatique au point de virer parfois à l’histrion. Son « Fin ch’han dal vino » est d’ailleurs trop tapageur, recourant systématiquement au cri dans ses dernières phrases. Ailleurs, pourtant, il est capable de tous les raffinements, notamment dans un « Deh vieni alla finestra » remarquable de ligne, de douceur et de nuances, ou dans sa séduction de Zerlina à grands renforts de piani délicats dans le récitatif précédant « Là ci darem la mano ». Surtout, dans la scène finale, le comédien est saisissant, servi par une voix d’une solidité qui lui permet tous les éclats terrifiés. Et finalement, malgré les quelques réserves exprimées plus haut, on doit s’incliner devant l’artiste.