Déjà 23 ans que Les Contes d’Hoffmann n’avaient pas été donnés à l’Opéra national du Rhin, alors qu’il s’agit de l’un des opéras français les plus joués au monde et le cinquième opéra le plus souvent proposé à Strasbourg depuis l’après-guerre. Il faut dire que monter une telle œuvre n’est pas des plus simples, puisque Jacques Offenbach est malheureusement décédé avant la création alors que l’opéra n’en était qu’au stade de l’ébauche d’orchestration.
Pour cette ambitieuse coproduction entre l’OnR, le Théâtre national de l’Opéra-Comique, le Volksoper de Vienne et l’Opéra de Reims, c’est à ce qui avait été prévu par le compositeur qu’on s’est attaché plutôt qu’aux différents ajouts. Offenbach avait prévu deux versions, l’une entièrement chantée, l’autre avec des dialogues parlés pour répondre aux exigences de l’Opéra-Comique et du Volksoper de Vienne, les deux maisons auxquelles les Contes étaient destinés. Il est ainsi assez normal pour l’équipe de réalisation d’avoir choisi la version avec dialogues au lieu des récitatifs. La metteuse en scène néerlandaise Lotte de Beer, par ailleurs directrice du Volksoper de Vienne, explique avoir mis l’accent sur la Muse qui apportait un autre regard que celui, masculin, posé sur les femmes de l’intrigue. Il s’agissait aussi d’apporter un questionnement sur le narcissisme, l’égocentrisme et le « génie masculin » par l’intermédiaire de celle qui est en quelque sorte l’incarnation de la déesse des arts. Version avec dialogues, donc, mais entièrement réécrits. C’est là que certains pourront se sentir bousculés dans leurs habitudes. Quoique, difficile de parler de routine pour cet opéra qui n’a pas de version parfaite et encore moins de mouture définitive. Les différents actes ou tableaux sont ainsi entrecoupés des commentaires ou arguments de la Muse qui essaie de raisonner Hoffmann, de le faire réfléchir à la création, de le ramener à la réalité ou de lui ouvrir les yeux sur le monde. Cela correspond à un certain nombre de tombers de rideaux qui coupent parfois brutalement le rythme ou le charme de l’action en cours. Curieusement, ces coupures dynamisent et éclairent le propos de manière opportune (ou au contraire, paraîtront redondants, c’est selon). Lotte de Beer et le chef Pierre Dumoussaud n’ont pas hésité à couper de larges passages (comme en était coutumier Offenbach, nous rappelle le chef d’orchestre) pour mieux correspondre à la dramaturgie et au rythme de l’œuvre. Là encore, on pourra s’en accommoder sans encombre ou se sentir frustré de ne pas avoir tous les développements des airs connus, comme la Barcarole ou la chanson d’Olympia. Cela dit, le spectacle reste passionnant par l’étendue des problématiques qu’il suscite.
Le plateau vocal est de très belle qualité. De par l’exigence de la performance qui lui est demandée, c’est certainement le personnage de la Muse qui marquera le plus durablement les mémoires. Constamment présente aux côtés de Hoffmann pour lequel son personnage est contraint de se surpasser afin de se faire entendre, virevoltante, houspillée, bousculée ou petite fée se glissant entre les uns et les autres, dans une vibrionnante chorégraphie, la superbe mezzo française Floriane Hasler est épatante. Un rien rigide et intraitable dans ses argumentations parlées, l’inspiratrice se fait délicate, attentionnée et subtilement amoureuse dès qu’elle se met à chanter. La voix est belle, les accents chauds, la projection impeccable et la performance homogène, le tout magnifié par une très grande musicalité. Il faut saluer également la prouesse du ténor germano-italien Attilio Glaser, qui fait ici sa prise de rôle pour Hoffmann. Puissance de projection, sincérité dans l’interprétation qui rend parfaitement crédible son personnage et les évolutions de sa personnalité, beauté du timbre, en un mot, l’émotion est au rendez-vous et le public vibre à l’unisson. La soprano néerlandaise Lenneke Ruiten impressionne dans sa capacité d’interpréter les quatre rôles féminins, comme le souhaitait le compositeur. La belle interprète aux splendides jambes fort bien mises en valeur est également dotée de très beaux graves ; si sa colorature est moins cristalline, on reste fasciné par la puissance et la largeur de cette voix tout comme par la performance qu’elle semble maîtriser avec une insolente facilité. En diable sous toutes les formes, le baryton français Jean-Sébastien Bou s’en donne à cœur joie et l’on se délecte de sa voix sensuelle et bien posée. Les autres partenaires se montrent parfaitement à la hauteur, tout comme le chœur, dont on admire également la capacité à s’adapter aux changements de plateaux ainsi qu’aux mouvements de foule.
La direction de Pierre Dumoussaud permet de mettre en valeur les différentes tonalités de l’opéra et les subtilités de la partition, tout en restant très attentif aux chanteurs, secondé par un Philharmonique de Strasbourg en grande forme. Comme toujours, la lecture du programme qui accompagne le spectacle est chaudement recommandée, les textes apportant de nombreux éclairages à une œuvre et une mise en scène riche de sens.