A rebours de l’épure verticale, du noir et blanc, des jeux d’ombre et de lumière qui souvent prévalent, la nouvelle production de Dialogues des Carmélites à Rouen ose la couleur et la ligne courbe, éclaboussant de théâtre le chef-d’œuvre de Poulenc sans en trahir la lettre, accusant sa violence, lui insufflant dans le même temps un élan, une continuité, un suspense même, qui trouve sa résolution dans la scène finale d’une grande force visuelle, aussi aboutie et originale que les précédentes. Les différents décors sont autant de perspectives ouvertes sur l’ouvrage. La projection sur le rideau de textes chargés de replacer l’œuvre dans son contexte historique contrebalance la transposition dans un univers contemporain. Etait-il nécessaire d’abuser du procédé ? Libre à chacun d’interpréter les Dialogues à sa manière. C’est une des rares faiblesses d’une approche iconoclaste mais stimulante. Tiphaine Raffier signe là sa première mise en scène d’opéra. Souhaitons que ce ne soit pas la dernière.
Du haut de son pupitre, Ben Glassberg adopte un parti similaire. Que de flamme, que de fureur dans cette lecture orageuse, à la façon d’un Dies Irae. Que de théâtre aussi dans l’impulsion donnée à la partition, la manière d’en exacerber les tensions, d’en surligner les arêtes, quitte à en négliger la tendresse et l’ascèse – la pudeur des sentiments, la ferveur des prières, la douceur méditative des interludes. Débordant de la fosse dans les loges de part et d’autre de la scène, l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen se jette vents et percussions debout dans ce qui s’apparente à une course à l’abîme. Le chœur de la foule gronde ; celui des Carmélites s’élève dans une belle alchimie de timbres.
© Caroline Doutre
Cette nouvelle production se distingue aussi par l’emploi de chanteurs francophones, condition souvent nécessaire et en l’occurrence suffisante à l’intelligibilité du texte. Tous font leurs premiers pas dans leur rôle (sauf erreur de notre part). Tous enrichiront leur interprétation au contact répété de la partition, mais tous confortent l’extrême de la proposition musicale et scénique. Blanche est encore large pour Hélène Carpentier. Le parler apporte parfois aux mots un poids, une couleur que le chanter ne parvient pas toujours à exprimer, ce qui n’empêche pas la soprano amiénoise d’imposer sa Novice, fébrile, déterminée, insubordonnée et finalement touchante dans sa quête d’absolu. Si la Lidoine fougueuse d’Axelle Fanyo, aux accents moins maternels que sauvages, est affaire de goût, la Croissy de Lucile Richardot ne peut manquer de surprendre, elle que l’on associe à tort au répertoire baroque, oubliant qu’elle fut Geneviève dans Pelléas à plusieurs reprises et se rêve Cassandre dans Les Troyens. A ce rôle de première prieure trop souvent confié à des voix en bout de course, elle offre au-delà d’un timbre troublant, une chair et un tempérament. Son agonie est de celles qui glacent le sang, sans abuser d’effets expressionnistes, effrayante et pitoyable dans sa chemise d’hospitalisation. Emy Gazeilles, Constance d’une fraîcheur qui n’est pas légèreté, et Eugénie Joneau, Mère Marie torturée aux aigus fulgurants apportent leur juste contrepoint à ce carmel au bord de la crise de nerf.
Auparavant, Jean-Fernand Setti a écrasé de sa présence et de sa projection le Marquis de la Force, au détriment du Chevalier de Julien Henric. Le jeune ténor, nommé dans les Révélations des Victoires de la Musique Classique 2025, gagne peu à peu en confiance pour finalement faire valoir dans le duo avec Blanche une ligne souple tracée d’une voix saine aux aigus habilement négociés. Parmi les autres seconds rôles, tous irréprochables si courte soit leur intervention, un mot pour l’Aumonier de François Rougier d’une probité exemplaire, dont la miséricorde n’est pas la première des caractéristiques, à l’image finalement de cette production de Dialogues des Carmélites à laquelle ne fait défaut qu’un seul constituant, omniprésent pourtant d’un bout à l’autre de l’ouvrage : Dieu.
Prochaines représentations à Rouen, les 30 janvier, 1er et 4 février 2025. Reprise à Nancy en 2026.