Il y a des nouvelles productions qui font office de manifeste pour les maisons d’opéra. Alors que Paris va se doter d’un nouveau Ring, le retour à l’affiche de Die Frau ohne Schatten au Deutsche Oper Berlin vient combler une étrange absence à l’affiche dans l’ouest berlinois. Pour l’occasion, on a fait appel à Tobias Kratzer (le metteur en scène du nouveau Ring munichois) et réuni une distribution au cordeau.
En fosse bien entendu, Donald Runnicles relève le gant. Le directeur musical – qui doit passer la main en 2027 – caresse un orchestre qui réagit à chacune de ses indications dans une lecture rapide, fiévreuse souvent : si les équilibres sont maintenus et ménagent de beaux espaces aux solistes (violoncelle et violon), la masse orchestrale s’avère souvent énorme au détriment de certains détails. C’est le travers de ce chef tout porté à l’efficacité théâtrale. De fait sa lecture est haletante, et ce soir, il ne mettra pas en difficulté un plateau qui sait repousser les assauts de la fosse.
Une telle œuvre requiert des effectifs vocaux en nombre, l’occasion pour une maison de troupe et de répertoire de mettre en avant les jeunes talents qu’elle forme au travers de différents programmes. Toutes et tous se révèlent plus qu’à la hauteur et rejoignent les solistes dans l’excellence musicale offerte. Les veilleurs de la fin du premier acte, les servantes qui participent à la scène de séduction, les enfants du banquet improvisé sont au moins autant d’atouts que Nina Solodovnikova en Voix du Faucon, Hye-Young Moon (Voix de l’entrée du Temple) ou encore les trois frères estropiés de Barack – Philipp Jekal, Padraic Rowan et Thomas Cillufo. Seul Chance Jonas-O’Toole s’avère un rien sous-dimensionné pour donner tout son charme à l’apparition du jeune homme. C’est tout l’inverse pour Patrick Guetti dont le Messager sonore marque les esprits dès la première scène. Son volume est tel que sa diction en parait altérée. Clay Hilley ne fait qu’une bouchée du rôle impossible de l’Empereur. Il n’en a cependant pas encore l’élégance et son phrasé haché en fait un personnage bien prosaïque, ce qui sied à la mise en scène. Jordan Shanahan emporte la palme chez les hommes. La voix, belle et chaude, se coule dans les longues phrases dévolues à Barack. D’un timbre tout en rondeur, il tire les accents pathétiques qui rendent le personnage éminemment sympathique. Chez les femmes, Marina Prudenskaya se promène dans les habits de la nourrice. Elle en possède l’ambitus et l’endurance, et cette aura scénique et vocale qui lui permettent d’incarner une roublarde classieuse. Daniela Köhler maitrise sans doute possible les acrobaties de l’Impératrice. On regrettera simplement que son personnage évolue peu vocalement et ne trouve pas encore toute l’humanité qui doit lui revenir. A l’applaudimètre, Catherine Forster se taille la plus grande part du lion. Tout laisse en admiration : l’ampleur des moyens, l’endurance qu’elle conjugue avec une grande intelligence pour transformer son personnage en aimant. C’est rivé à cette présence, tour à tour pataude ou vindicative, que l’on passe une bonne partie de la soirée.
L’air de rien, Tobias Kratzer frappe un grand coup. Le rideau se lève sur un appartement bourgeois où un coursier (le messager) livre des colis. On déjà vu pareille scénographie, montée sur une tournette, à Lyon par exemple. On s’éveille dans la chambre. Monsieur part travailler. Arrivé dans le pressing de Barack et de sa femme, le mobilier est plus chiche. Des bâtonnets de poisson congelés feront l’affaire pour le diner du teinturier. On fait bien ce que l’on veut d’un conte, à fortiori quand celui-ci a été écrit en pleine psychanalyse naissante. Et Tobias Kratzer en fait une histoire déchirante de l’impératif à enfanter. C’est ce qui détruit les couples : il faut des descendants pour la transmission patrimoniale d’un côté bourgeois (l’ombre qu’il faut projeter sur le futur) ; pour montrer que l’on est homme digne et que son travail a un sens, de l’autre (nourrir ses frères avec ses deux mains). Dès lors, la transaction entre les deux mondes ne peut qu’être bassement mercantile. La nourrice loue un utérus. Une FIV et un choix de l’embryon par caméra de microscope et voici la Teinturière – rétive à la grossesse mais contrainte pécuniairement – en pleine fausse couche à la fin de l’acte 2. Le suivant s’ouvre sur les prolétaires en thérapie de couple qui les conduira à un divorce à l’amiable dans les dernières scènes. La nourrice se fera arrêter en tentant de dérober un enfant dans une maternité où plusieurs couples, dont un homosexuel, viennent récupérer leurs bébés dans des couveuses. L’impératrice enverra paitre son père et ses proches dans une scène qui n’est plus un jugement mais une fausse « baby shower ». Nos bourgeois pourront s’épanouir loin du poids social de la parentalité. La teinturière retrouve sa liberté et Barack, seul personnage qui énonce vouloir enfant dans le livret, aura une petite fille tout seul. Il vient la chercher à la sortie de l’école et lui met un bonnet vert en forme de grenouille (Frosch en allemand = Frau ohne Schatten) sur la tête. C’est là le dernier détail de génie d’une mise en scène captivante, dirigée comme une pièce d’Ibsen où même les choix qui frottent avec le livret du conte font sens. Tobias Kratzer et son équipe y parviennent par la minutie avec laquelle chaque détail trouve sa place et par l’adhésion complète de l’ensemble des artistes mobilisés. Le Deutsche Oper s’est dotée d’une grande production qui vient donner un éclairage contemporain, pertinent et clivant au chef-d’œuvre de Strauss et Hofmannsthal.