C’est d’abord pour la musique qu’il faut découvrir le nouveau Tristan und Isolde proposé par l’opéra de Liège. Non que la mise en scène de Jean-Claude Berrutti soit sans mérite. L’idée de situer l’action dans les premières années du 20e siècle se déploie avec bonheur grâce aux costumes élégants de Jeanny Kratochwil. Les projections en fond de scène sont d’une beauté prenante : la mer au premier acte, et un jardin au deuxième, qui pivote d’une façon qui soutient l’action et hypnotise le spectateur par son pouvoir poétique. Et quelle bonne idée d’avoir filmé la fontaine dont parle le livret, ce qui permet de respecter la volonté du compositeur sans avoir à subir le « glou-glou » des productions traditionnelles. Les chanteurs sont bien dirigés, et l’histoire se déroule sous nos yeux avec clarté. Le problème est que le metteur en scène, en parallèle, sacrifie à quelques grands classiques du Regietheater : le double de Tristan, plus âgé, qui se promène en scène en permanence, l’idée de présenter toute l’histoire comme le délire d’un malade soigné en hôpital psychiatrique, le travestissement d’Isolde en infirmière, … Et que, entre son niveau de lecture plus classique et cette déconstruction, Jean-Claude Berrutti ne choisit pas vraiment. L’opéra hésite sans cesse entre modernité et lisibilité, et ne trouve jamais son équilibre. La fin du troisième acte est particulièrement malvenue, puisque tout l’aspect émotionnel lié au retour d’Isolde, à la mort de Kurwenal et au pardon de Marke est évacué.
Les vrais atouts de cette production sont donc musicaux. Et il faut d’abord saluer l’extraordinaire travail du directeur musical maison, Giampaolo Bisanti. Dans une œuvre d’une complexité folle, et plus jouée à Liège depuis 1926, il ne se contente pas d’une mise en place impeccable, avec un orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie qui a mangé du lion et qui exhibe fièrement des pupitres disciplinés et d’une beauté de timbre intoxicante (les bois !). Ce simple exploit serait déjà remarquable en soi. Mais le maestro a déjà une conception personnelle de l’œuvre. Il resserre les tempis dans les récits et autres moments dramatiques, et étire les durées dans les grandes extases qui parsèment l’opéra. Comme tout cela est remarquablement pensé, les choses s’écoulent avec naturel, et le grand duo du deuxième acte ne semble pas durer 45 minutes. Miracle du temps musical qui, lorsqu’il est bien géré, défie nos montres et nos horloges. Le chœur de l’Opéra Royal de Wallonie est lui aussi bien préparé, mais le choix de le faire chanter en coulisses nous prive d’une partie de son impact.
L’équipe de chanteurs a fait l’objet d’un travail en profondeur sous la houlette du chef, cela s’entend immédiatement. L’osmose entre les intentions de la baguette et la prestation des solistes est immédiate, et rare dans le répertoire wagnérien. La lourdeur des rôles fait que le nombre de titulaires potentiels est limité. Ces quelques élus sillonnent le monde et ont l’habitude d’imposer leurs conceptions aux chefs. Rien de tel ici, où l’équipe est unie derrière la vision « dramatico-lyrique » de Giampaolo Bisanti exposée plus haut. Portés par une conception qui les convainc, les chanteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes. C’est un festival de beauté vocale et d’endurance. On mettra légèrement en retrait la Brangäne de Violeta Urmana, dont on attendait peut-être trop. Mais celle qui fut une des plus belles mezzo-soprano des années 2000 à 2010 paye aujourd’hui des choix de répertoire un peu hasardeux. Son émission est tendue, et elle peine plus d’une fois à se faire entendre. Il reste un timbre somptueux, mais on espérait plus. Le Roi Marke d’Evgeny Stavinsky bouleverse tant son chant de basse profonde dégage de noblesse, d’amour blessé et de rage contenue. Chaque intervention du Kurwenal de Birger Radde est comme un rayon de soleil dans cet opéra nocturne, et la façon dont il tente de raccrocher son maître Tristan à la vie au troisième acte est à la fois enthousiasmante et désespérante. Face à tant de joie et de dynamisme, le spectateur voudrait lui aussi que Tristan suive les conseils de son fidèle écuyer, laisse tomber ses chimères amoureuses et embrasse la vie telle qu’elle est. Mais les efforts du brave Kurwenal resteront vains, et c’est la mort qui emportera tout sur son passage.
A condition d’accepter une certaine nasalité dans le timbre, on sera séduit par le Tristan de Michael Weinius. Cet artiste probe et intelligent gère son effort avec beaucoup de sagesse, ce qui lui permet de privilégier le lyrisme lors du duo avec Isolde et d’arriver au troisième acte et à son agonie avec des réserves. Il impose alors un personnage incroyablement vrai, et affronte cette partie du rôle quasi inchantable avec une conviction qui fait mouche. Le tout avec une ligne de chant qui reste précise et dosée. Bravo ! Mais la révélation de la soirée a pour nom Lianna Haroutounian. Celle qui s’est fait un nom dans Verdi et Puccini avait fait lever quelques sourcils lorsqu’elle avait annoncé qu’elle se lancerait dans Wagner. Qui plus est, elle commencerait par Isolde ! De l’audace à revendre … qui a fini par payer. L’intelligence du rôle est totale (quelques fautes de textes ne sont que peccadilles ici), la princesse altière du début est aussi crédible que l’amoureuse du duo et la pauvre créature deséspérée sur le corps de son amant. La voix est d’une beauté presque surréelle, avec un volume qui surprend. Le sol tremble littéralement lorsque la diva lance ses aigus. Les larmes et l’accolade au chef au moment de saluts ne trompent pas : Lianna Haroutounian entame une nouvelle phase dans sa carrière, et une étoile de plus brille au firmament du chant wagnérien.
NB : La production sera diffusée sur medici.tv ce 8 février à partir de 19h, puis sera disponible sur Mezzo