La légende dit que Daniel Barenboim, au mitan des années 80, avait prévu de diriger la Missa Solemnis de Beethoven avec le Chœur et l’Orchestre de Paris. Tout semble bien se passer, jusqu’au jour du concert. Venu pour encourager son jeune confrère, Georg Solti trouve Barenboim affalé sur un banc en coulisses, la mine défaite, la baguette de chef ayant roulé à terre. Barenboim aurait confié, blême : « La Missa Solemnis, je ne peux pas Georg. C’est trop difficile. » Solti aurait alors forcé son collègue à entrer en scène.
Vraie ou fausse, l’anecdote a pour mérite de faire percevoir le statut très particulier de cette pièce dans l’histoire de la musique. Beethoven voulait l’offrir à son élève l’archiduc Rodolphe à l’occasion de son intronisation comme archevêque d’Olmütz. Mais, de simple cadeau, l’œuvre a pris au fil du temps une importance démesurée : Beethoven y a travaillé cinq ans, y mettant tous ses acquis artistiques et la considérant finalement comme son œuvre « la plus parfaite ». Il ne l’entendit jamais intégralement. Depuis deux siècles, elle se dresse comme un des monuments de la musique sacrée, enthousiasme le public et intimide les interpètes par sa longueur, la vigueur de son style les difficultés diaboliques de son écriture chorale, orchestrale et vocale. Toutes les formes y sont illustrées : la fugue, l’aria, l’écriture imitative, le retour au plain-chant, le solo instrumental. L’intime et le grandiose s’y cotoyent sans cesse, obligeant le chef à maintenir une difficile unité.
Loin des timidités d’un Daniel Barenboim, Jérémie Rhorer semble n’avoir peur de rien, et il se jette dans la fournaise avec une audace qui bouscule nos habitudes d’écoute. Première donnée objective : des tempi extrêmement rapides. En 71 minutes, le chef français va plus vite que René Jacobs (72′), Maazaki Suki (74′) ou Philippe Herreweghe (76′), issus pourtant du même mouvement « baroqueux ». Il renoue avec le tout premier chef qui ait enregistré l’œuvre sur instruments anciens : John Eliot Gardiner, le Monteverdi Choir et l’Orchestre révolutionnaire et romantique, en 1989, chez Arkiv. Comme son illustre devancier, Rhorer dépoussière l’œuvre en en faisant percevoir plus nettement l’architecure, ce qui est bien sûr plus facile à faire lorsque le temps musical est réduit. Les fugues retrouvent une urgence qu’elles pouvaient perdre dans les versions traditionnelles : le début du « Cum sancto spiritu » est d’une énergie à faire se dresser les cheveux sur la tête. Partout, le geste alerte du chef allège le propos, explose les dynamiques, allume le feu sacré qui consumait Beethoven au moment de l’écriture. On ressort secoué mais enthousiaste, surtout que le vif-argent de la conception n’empêche ni le lyrisme ni le recueillement. Le Kyrie a beau être rapide, on y entend bien une humanité implorante qui ploie sous le malheur et le sentiment de faute. Tous les passages du Credo relatifs à l’incarnation sont rendus avec humanité et sensibilité, et le début du Sanctus a beau être rapide, il est aussi sépulcral qu’il le faut pour créer un contraste avec le déferlement de joie du « Hosannah » qui suit.
C’est que le chef peut compter sur des forces de premier ordre pour réaliser sa conception. La Audi Jugendchorakademie aligne plus de 80 choristes, ce qui signifie que les moments de puissance pure sont véritablement cataclysmiques (le début du Gloria, les affirmations du Credo, la fin de l’Agnus Dei). Mais le chœur peut aussi très facilement s’alléger et tisser une toile polyphonique d’une transparence inouïe, ce qui permet d’entendre par exemple le « in una sanctam, catholicam et apostolicam ecclesiam » à la fin du Credo, exploit à notre connaissance jamais réalisé au disque jusqu’à aujourd’hui. On pourrait d’ailleurs dire que cela va à l’encontre de la volonté de Beethoven, qui avait des réserves à l’égard de l’institution catholique et qui a volontairement noyé cette phrase dans un tissu extrêmement dense, mais le mérite des interprètes n’en est pas diminué pour autant. Les fugues impossibles écrites par Beethoven se dressent dans toute leur majesté ; les obstacles techniques de la partition sont surmontés, et ne subsiste plus que l’œuvre elle-même; dominant toute l’histoire de la musique sacrée. Le Cercle de l’harmonie conjugue la saveur des instruments d’époque à la perfection d’un orchestre symphonique traditionnel. Du rebond, de la verdeur, mais aussi des basses charnues lorsqu’il le faut, et un violon solo splendide dans le Benedictus, dont il aurait fallu écrire le nom sur la pochette. Le quatuor de solistes est lui aussi de tout premier ordre, mais il faut regretter qu’il soit un peu la victime de la conception d’ensemble. Pris à un tel train d’enfer, les solos ont certes fière allure, mais il n’est pas toujours possible de distinguer les chanteurs les uns des autres, ni surtout de pleinement jouir de leurs qualités individuelles. Or, un diamant comme la voix de Chen Reiss mériterait de recevoir un peu plus de lumière pour que chaque facette en soit mise en valeur. De même, la voix chenue de Tareq Nazmi au début de l’Agnus Dei pourrait facilement se déployer si le chef lui laissait un peu plus d’espace. Cette petite réserve mise à part, voici un enregistrement de la Missa Solemnis qui fera date.