Après l’Inondation, l’an passé, l’Opéra de Rennes et Angers-Nantes Opéra proposent à nouveau à leurs publics de prendre le risque passionnant de la création contemporaine en reprenant une création lilloise de l’an passé. Comme le soulignent les deux directeurs dans le programme de salle, « … il est essentiel que les nouvelles œuvres ne soient pas présentées uniquement dans les théâtres qui les créent, mais qu’elles puissent voyager et rencontrer un public élargi en étant portées avec engagement par d’autres maisons d’opéras. » L’engagement est d’autant plus fort ici qu’après un mois de remontage, seule une répétition générale viendra couronner le travail de l’équipe. Les représentations rennaises et nantaises sont annulées tandis que pèse l’incertitude sur les séances prévues à Rouen en avril.
En associant la Princesse au petit pois, Le Manteau de Proust et Le Diable dans le beffroi, le compositeur Gérard Pesson et son librettiste David Lescot – qui signe également la mise en scène – créent un triptyque qui tient du patchwork tant les trois œuvres sont éloignées les unes des autres. Deux contes d’époques variées (Andersen et E.A. Poe) encadrent le récit d’une « obsession littéraire », une histoire vraie relatée par la journaliste Lorenza Foschini. Les deux promoteurs du spectacle n’ont aucunement cherché à unifier ces trois récits, leur attribuant même un traitement volontairement disparate, tant pour l’œil que pour l’oreille, sans que cela pèse au spectateur.
Aux toilettes somptueusement mordorées des résidents du château crées par Mariane Delayre répondent les tenues de papiers découpés accompagnant le réjouissant village en livre pop-up imaginé par Alwyne de Dardel. Les lumières raffinées de Paul Beaureilles parachèvent l’enchantement visuel et unifient l’ensemble.
Gérard Pesson pare sa partition d’univers très contrastés. Il multiplie les clins d’œils, les citations et utilise avec talent l’Orchestre National de Bretagne qui, sous la baguette d’Aurélien Azan Zielinsky allie un superbe travail de couleurs à une grande précision, tout en se pliant à de plaisantes facéties : les musiciens interviennent vocalement à bouche fermée comme un chœur en fosse, rythment une phrase à coup de piano à bouche, d’harmonica ou de compression de bouteilles d’eau,… Les percussions sont très sollicitées, y compris sur des instruments improbables comme des gonfleurs à pied.
Les trois histoires s’enchaînent sans pause sur le mode d’une anadiplose : le petit pois aux vertus insomniaques sort d’un musée, tout comme le manteau de Proust qui abritait les nuits blanches de son propriétaire. Proust écrit des livres qui parlent du temps perdu. Le village de Vondervotteimittiss – c’est-à-dire I wonder what time it is – a la même obsession et son décor est ici celui d’un livre géant.
© Laurent Guizard
La fuite du temps est manifestement l’un des fils rouges de la soirée : l’histoire du manteau de Proust se déroule comme une longue paperole en un flux continu de scénettes cinématographiques qui défilent de gauche à droite de la scène. L’intervention du diable fait sonner un coup surnuméraire à l’horloge du village, précipitant le sonneur et tout le bourg dans le chaos. L’histoire de la princesse, elle, est déclinée en six versions successives – dont une improbable marche arrière en quête du petit pois perdu – qui évoquent une histoire favorite répétée chaque soir à un enfant.
Mais ici, au fil des versions, dans le château barricadé, l’arrivée de la princesse est accueillie tantôt comme une joie ou un danger, l’exogamie souhaitée ou refusée. La crainte de l’altérité, les dangers du conformisme, s’imposent donc également comme des thèmes prégnants de la représentation : la famille de l’écrivain, obsédée par le qu’en-dira-t-on, brûle les souvenirs compromettants qu’un collectionneur passionné recueille religieusement, tandis que l’Autre par excellence – le diable – dérègle avec jubilation la routine bien huilée d’un village coupé du monde.
David Lescot assume brillamment les contrastes de ces trois narrations, servi par une équipe de six chanteurs impeccables. Maïlys de Villoutreys, Pierre Derhet, Armando Noguerra, Melody Louledjian, Jean Gabriel Saint-Martin et Camille Merckx incarnent cette galerie de personnages avec autant de précision que d’humour. Beauté et complémentarité des timbres, aisance scénique, plaisir du jeu et du chant… l’on regrette simplement que les moyens de chacun ne soient pas plus sollicités par la partition.
En attendant un report au mois de novembre en Bretagne, les Trois contes sont à suivre en streaming les lundi 25 et mardi 26 janvier 2021 à 20h sur le site de l’opéra de Rennes. Cette captation vidéo réalisée lors de la création de l’œuvre à Lille en 2019 comporte plusieurs différences dans la distribution : L’ Ensemble Ictus y est dirigé par Georges-Elie Octors. Jacques Guérin y interprète Le Roi ; Marc Mauillon, le gardien du beffroi ; Enguerrand de Hys ,le Prince, Werner et le garçon.