Ah, qu’il fait bon aller à l’opéra en ce début d’année, pour se changer les idées, lorsque l’actualité est si pesante avec l’ouverture du procès du scandale de Panama, les démissions de ministres en cascade, les menaces d’emprisonnement qui planent sur Gustave Eiffel, et Ferdinand de Lesseps !
Nous avons assisté, lundi dernier (16 janvier 1893), à la première représentation en France de l’opéra Werther de Massenet. Le spectacle avait lieu au Théâtre de la Ville, sur la place du Châtelet qui remplace l’Opéra-Comique depuis que la Salle Favart a brûlé. (On ne parle pas de sa réouverture avant cinq ans).
L’ouvrage est évidemment inspiré de Goethe. Sa création a eu lieu à Vienne l’an dernier en langue allemande. La création en français s’est déroulée le mois dernier, le 27 décembre, à Genève. Ça a été un triomphe.
Il était temps qu’on voie l’œuvre à Paris.
Affiche de la création
Par rapport au roman de Goethe, les librettistes Blau et Milliet ont transposé les échanges épistolaires en dialogue et ont donné davantage de poids au personnage de Charlotte. Ah, l’émouvante Charlotte qui nous emporte dans ses tourments, nous émeut en chantant son air des lettres du 3e acte (« Werther ! Qui m’aurait dit ? ») ou en entonnant devant sa sœur Sophie «Va, laisse couler mes larmes » ! Il y a de magnifiques duos entre Werther et Charlotte. Nous prenons le pari que l’air de Werther « Pourquoi me réveiller… » connaîtra le succès.
Massenet manie l’orchestre tantôt en chambriste, tantôt en symphoniste. Il y a dans l’harmonisation des audaces qui s’éloignent de la tonalité classique et qui s’ouvrent vers le modernisme. Nous avons, en France, de jeunes musiciens comme Claude Debussy qui sauront emprunter cette voie nouvelle.
L’interprète de Charlotte, Marie Delna, 18 ans à peine, a été la révélation de la soirée. On raconte que Massenet l’a rencontrée comme serveuse dans une brasserie de la gare de l’Est ! Ah, si toutes les serveuses pouvaient avoir de telles voix !… Quant au rôle de Werther, il a été incarné par un ténor de 33 ans. Il s’appelle Guillaume Ibos. C’est un ami de Massenet. On dit qu’il a poussé le compositeur à écrire pour ténor un rôle qu’il avait prévu à l’origine pour baryton. Lorsque meurt son personnage, au moment où Charlotte se penche au-dessus de lui, Ibos a eu une douloureuse crispation du visage qui nous a beaucoup ému.
Le public a été réservé mais tous les confrères que nous avons rencontrés étaient enthousiastes.
A la fin, nous sommes allés féliciter le ténor Ibos – en particulier pour son expression dramatique dans la scène finale. Il nous a expliqué que s’il avait dramatiquement crispé son visage, dans sa dernière scène, c’était pour… réfréner un fou-rire, lorsque Marie Delna, se penchant sur lui, lui avait demandé si elle ne postillonnait pas trop ! (1)
Marie Delna en Charlotte
En voilà une qui est bien prudente ! Vous imaginez si tout le monde devait se protéger des postillons des autres ! Il faudrait alors que, dans la société, on porte tous des masques. Cela est vraiment impensable !..
(1) Anecdote racontée dans les « Souvenirs de Guillaume Ibos » (1947)