On se souvient avec bonheur du Don Pasquale qu’offrirent ici même Amélie Niermeyer, avec Laurent Naouri et Melody Louledjian. Cette dernière revient à Dijon (1), avec la metteuse en scène que nous avions tant appréciée, pour une nouvelle Traviata, toujours promesse d’émotions, comme source d’interrogations. La déclinaison que nous propose l’opéra de Dijon se fonde sur un travail d’équipe, où l’entente entre Débora Waldman, Amélie Niermeyer et Melody Louledjian est manifeste, pour un spectacle abouti, travaillé.
L’œuvre est-elle plus pertinente pour le public actuel au moyen d’une transposition contemporaine ? Le doute est ici permis, même si le drame social, la défense de la cause féminine, la dénonciation de l’emprise de la religion et d’autres messages nous sont épargnés. Au motif que Violetta est courtisane, ce qui n’est pas synonyme de prostituée (2), Amélie Niermeyer a fait le choix de situer l’action dans une usine désaffectée, où les nantis viennent s’encanailler au travers de soirées débridées, imbibées, bdsm, transgenres, hard et hot. Pourquoi pas ? La pudibonderie n’a pas lieu d’être. Par contre il est difficile de supporter la laideur du décor, des tenues appropriées, souvent dénudées, du noir, du cuir, du métal, des éclairages agressifs. On éprouve une forme de malaise amusé à voir, entre autres, tel comédien affublé d’un masque de chien, tenu en laisse et levant la patte à l’angle d’un mur. Bien sûr, on se trémousse sur Verdi, on s’exhibe. Même si les adeptes sont majeurs et consentants, le spectacle qu’ils nous offrent laisse un goût amer. La musique favorise heureusement l’oubli. La scène tournante, judicieusement employée, autorise les mouvements en évitant les temps morts. Le premier tableau du second acte (un salon d’une maison de campagne, près de Paris) se passe devant une toile peinte, suspendue, derrière deux fauteuils, encadrés par une statuette de la Vierge (avec un accordéon au pied de son support, on y reviendra) et un arbuste d’ornement. Après le champagne de la soirée, en magnum ou jéroboam, le Campari y est dégusté. L’entracte intervient entre les deux tableaux de l’acte II. Le second reprend le décor du début, et le dernier acte voit le « salon » transformé en chambre, équipée d’un lavabo surmonté d’un miroir. L’eau demandée par Violetta participera à sa purification. On l’aura compris cette mise en scène travaillée n’échappe pas toujours aux clichés ni aux modes comme à la provocation.
Si la direction collective des acteurs est remarquablement maîtrisée, celle des principaux protagonistes l’est moins, certains semblant livrés à eux-mêmes. Plusieurs, dont le couple central, s’en tirent fort bien, mais d’autres en pâtissent, reproduisant les tics, les postures datées, qui sentent le mauvais théâtre. Ces réserves émises, quelques surprises sont bienvenues, là où on ne les attendait pas. Ainsi, alors que l’affrontement du père Germont et de Violetta constitue le centre dramatique de l’ouvrage, sa réussite musicale est entachée par la gestique traditionnelle, répétitive, de Germont. Par contre, la présence signalée de l’accordéon, dont jouera Violetta (le début de l’Addio del passato) sur lequel enchaînera l’orchestre est davantage qu’une trouvaille : les gorges se nouent. Autre surprise, qui n’altère en rien l’émotion qui nous étreint au terme de l’ouvrage, elle n’expirera pas dans son lit, mais sort par la porte, franchissant le seuil obscur.
Violetta domine tout l’ouvrage, rôle éprouvant, vocalement et physiquement. Commençons donc par saluer la prouesse de Melody Louledjian capable de passer avec brio d’une Violetta traditionnelle (sa prise de rôle, à Tenerife, en 2017) à cette composition, radicale de par les exigences de sa mise en scène. Sans doute a-t-elle mûri le rôle pour donner vie à notre malheureuse héroïne : Affirmée, libre et forte, c’est un tempérament d’exception, aux moyens vocaux et dramatiques idéaux. Elle est l’incarnation de Violetta, vraie, sans surcharge ni cliché. Nul besoin d’accents pathétiques ni de soupirs ou de toux ajoutés. On peut difficilement imaginer une adéquation aussi parfaite, physiquement et vocalement, entre l’artiste et Violetta. La voix est franche, ductile, raffinée et sûre. La palette, riche, du lyrique au dramatique, s’appuie sur un solide medium, des aigus limpides et aisés. Le sfumato, le parlando, les vocalises, la diction parfaite, la ligne soutenue, tout nous ravit, comme si on découvrait l’ouvrage. Pour avoir vu et écouté de très nombreuses Violetta, on peut affirmer que celle-ci est exceptionnelle, d’une présence et d’une assurance manifestes, de l’exaltation superficielle du début à son sacrifice ultime. Il faudrait tout citer, l‘émotion est constante. S’il est un moment que l’on gardera longtemps en mémoire, c’est l’Addio del passato, annoncé singulièrement. Malgré le parti pris de la mise en scène, sa tenue, ses costumes, renouvelés à souhait, avec le retour de la robe blanche qu’elle enfile, aidée d’Alfredo, pour ses derniers instants, c’est un constant ravissement.
Partenaire de qualité, l’Alfredo de David Astorga s’accorde fort bien à notre Violetta d’exception. Vigueur, sentiment sont servis par une émission stylée, claire (le Parigi o cara ), et seules la continuité de l’action et l’émotion retiennent les applaudissements du public à chacun de ses airs. Radieux brindisi, suivi d’un Un di felice lumineux, jusqu’au terme de l’ouvrage, ce sera exemplaire, solaire comme tourmenté. On apprécie toujours la voix ample de Serban Vasile, ici Giorgio Germont. Ses deux airs (Un di quando li veneri, Di Provenza il mar, avec le diminuendo final) sont impressionnants de noblesse vocale. Central, le duo Germont-Violetta du II, musicalement abouti, reste dramatiquement en deçà des attentes, la gestique héritée des générations précédentes altère la crédibilité du personnage. Flora, complice, instigatrice de la soirée « mondaine » où Alfredo, fou d’amour et de jalousie, affronte le baron Douphol, est Marine Chagnon, que l’on n’imaginait pas dans cette tenue et cette gestique déhanchée, lascive au premier acte. Son aisance, y compris dans l’ébriété simulée, est constante, et son beau timbre de velours fera merveille dans les répliques comme dans les ensembles auxquels elle participe.
Les comprimari forment une excellente équipe, sans faiblesse. Annina n’est ici qu’une domestique que la mise en scène a voulue triviale, suractive. C’est dommage pour l’ouvrage et pour Marie Lenormand, que l’on a connue dans des rôles plus distingués, ce qui ne nous interdit pas d’apprécier son mezzo chaleureux. Carl Ghazarossian nous vaut un Gaston de qualité, tout comme Timothée Varon (Douphol) et Joé Bertili en Obigny. Une mention spéciale pour le docteur Grenvil de Ugo Rabec, dont la voix sombre et sonore impressionne.
Le chœur de l’opéra, acteur très sollicité, est d’une cohésion, d’une articulation qui forcent l’admiration, non seulement dans les deux « tubes » décoratifs (les gitanes, puis les matadors), mais à chaque intervention. Le jeu très individualisé de chaque chanteur est pleinement assumé. Des artistes lyriques du chœur de l’Opéra de Dijon nous valent Giuseppe, le Commissionnaire, des domestiques. Tous s’acquittent parfaitement de leur tâche.
L’orchestre Dijon-Bourgogne a-t-il mieux sonné que ce soir, sous la baguette élégante et décidée de Débora Waldman ? Dès le prélude du premier acte, malgré le tableau figé sur lequel le rideau se lève, on est dans l’ouvrage. Toujours ça chante, avec clarté, couleur (violoncelles, clarinette…), plénitude et équilibre. L’orchestre diaphane, retenu, du finale est superbe. Les chanteurs auront rarement trouvé si bel écrin. La narration est subtile, et les passages quasi parlando sont soutenus ou contrepointés avec souplesse et naturel.
Une Traviata hors du commun, d’abord par l’incarnation admirable qu’en offre Melody Louledjian, aussi pour une équipe de haut niveau, un orchestre et des chœurs superbes, avec, pour unique réserve, la transposition qui met mal à l’aise.
(1) A partir du 24 mars, Strasbourg, puis Mulhouse et Colmar (l’Opéra du Rhin participe à la coproduction) présenteront cette réalisation. (2) Définition du Larousse : « Femme qui vend ses faveurs ; femme de mœurs légères, qui est d'une élégance distinguée et a des manières mondaines ».