Drôle de soirée. Pour arriver à la Bastille ce soir-là, il fallait passer cordons et barrages de police, puis se frayer un chemin entre les manifestants réunis pour réclamer l’abandon du projet de loi relative à la sécurité globale – et pourquoi pas précipiter le crépuscule d’un Dieu, jupitérien celui-là. Quelques départs de feu étaient même à signaler aux abords de la forteresse-opéra : le Walhalla allait-il s’embraser avant l’heure ?
Si le feu couve, c’est bien au sein de l’orchestre, en magnifique forme. La dernière fois qu’on l’avait entendu, c’était dans une désespérante 41ème de Mozart au concert du 14 juillet au Palais Garnier. On avait eu peur pour la cohésion de la phalange après tant de mois de jachère, et on avait tort : c’était l’enjeu qui était insuffisant. Avec les deux premiers accords du prélude tendus comme des arcs, tout est pardonné. Des Nornes au grand bûcher, de la chasse au Rhin, la tension ne retombera guère, y compris dans ce que des souvenirs nous avaient fait passer pour des tunnels au IIème acte. Bénéfice d’une version de concert où tout – à commencer par cette essentielle coque acoustique – concourt à aiguiser l’attention, à suivre les méandres des leitmotive et des personnages. Philippe Jordan trouve le tempérament intrinsèque aux pages strictement orchestrales, mais c’est sans doute dans le dialogue qu’il instaure entre instrumentistes et solistes qu’il impressionne le plus ; voilà un orchestre qui respire avec et pour les chanteurs. Pour son troisième tour d’anneau en dix ans avec « son » directeur musical, l’orchestre de l’Opéra semble avoir atteint cette espèce de confiance en lui qui ne peut pas être défaite. Un économiste parlerait d’effet-cliquet : passé un certain stade, on ne revient plus en arrière. Oui, Paris est à nouveau une terre wagnérienne, merci Philippe Jordan.
Merci aussi à Andreas Schager qui, à son habitude, se donne sans compter – il est à peu près le seul à vouloir chanter aussi pour le maigre public. Siegfried n’a pas ouvert la bouche qu’il a déjà conquis la salle, petit garçon qui bombe le torse, joue au chef, ouvre les bras pour se plonger dans la musique. Et puis… il chante ! On commence à connaître la lumière insolente que ce diamant brut sait réfracter, même les jours sans. Là, c’était un jour avec : le flot adolescent, la clarté des intentions, l’appétit immense pour les mots, et sans fausseté, sans craquage, qui peuvent lui arriver. Saluant d’un pouce les francs aigus des ténors du chœur, on devine qu’il aurait eu l’énergie de se joindre à eux. À l’approche de la mort de son personnage, Schager se recentre, canalise son travail, et le son qu’il modèle semble alors naître d’un cérémonial aussi ancestral que rigoureux : c’est un artisan.
Pour sa première Brünnhilde du Crépuscule, Ricarda Merbeth n’a pas encore la présence de son amant. Sagement réfugiée dans ses châles et derrière son pupitre, elle cache pourtant bien son jeu. La voix plus grande qu’imaginée s’épanouit dès la troisième scène du I, maniant aussi bien l’élégie que l’imprécation (ce « Verrat ! »). Le vibrato un peu serré ne suffit pas à grever une immolation incarnée à défaut d’être inoubliable. C’est la voix immense de Michaela Schuster qui nous bouleverse en fait, Waltraute tourmentée, pénétrée, ironique aussi. Le regard terrorisé qu’arbore son visage lorsqu’elle décrit la lance brisée de Wotan s’entendra jusque dans votre poste de radio. Elle concourt aussi à un trio de Nornes absolument formidable (avec Anna Gabler, Gutrune juste mais discrète, et Wiebke Lehmkuhl). Parmi les hommes, notons l’Alberich toujours impeccablement mordant de Jochen Schmeckenbecher ou la souveraine ironie du Hagen d’Ain Anger, d’abord les mains dans les poches, mais dont voix et présence se font de plus en plus hallucinées à mesure que la nuit monte.