Au moment de sa création, Pelléas et Mélisande, d’après une pièce de théâtre de l’auteur flamand Maurice Maeterlinck, était un ovni lyrique. Bien que Debussy lui-même n’ait pas réussi à produire une autre œuvre d’une pareille exigence formelle, ce drame lyrique peut être considéré comme le premier « opéra littéraire » de l’histoire de la musique, genre auquel appartiennent entre autres Salomé de Richard Strauss, Wozzeck d’Alban Berg et Lear d’Aribert Reimann. L’Opéra de Paris en propose actuellement une nouvelle production dans une mise en scène de Wajdi Mouawad.
L’intrigue – une variation de Tristan et Isolde – est simple. Dans une forêt, Golaud rencontre Mélisande dont le passé est mystérieux. Il l’épouse et l’emmène au château de son grand-père Arkel, où elle connaît Pelléas. Ils tombent amoureux, leur relation s’intensifie, au grand dam de Golaud qui finit par assassiner Pelléas, son demi-frère. Mélisande meurt d’un mal aussi obscur que son origine.
Wajdi Mouawad en retient l’enjeu psychologique. Le problème principal découle de la différence de perception entre Golaud, à l’esprit étriqué et superficiel, ainsi que Pelléas et Mélisande qui, pourvus d’une confiance originelle, voient la face cachée et imaginaire de toute chose. Ils sont perdus dans un monde incompréhensible où la mort rôde : deux thèmes intrinsèquement maeterlinckiens. Toutefois, c’est Golaud lui-même qui, à son insu peut-être, avance cette interprétation : « Ne jouez pas ainsi dans l’obscurité. Vous êtes des enfants… »
Un des plus éminents commentateurs de Maeterlinck est le poète autrichien d’expression franco-allemande Rainer Maria Rilke, dont le point de vue n’a étonnamment pas été intégré au programme de salle, qui est par ailleurs d’une très grande qualité. Dans plusieurs essais, Rilke analyse pourtant un certain nombre de techniques du langage poétique de Maeterlinck, qu’on retrouve dans l’œuvre de Debussy et dans la version de Mouawad. La parole n’est pas le meilleur moyen de découvrir l’âme ; l’individualité des personnages se perd sur une scène qui ne tient pas dans le champ d’une lorgnette ; telle une marionnette, chacun dispose d’un répertoire réduit d’expressions et de gestes, visibles de loin. Il incombe à l’auteur (ou au metteur scène) de trouver une expression pour ce théâtre sans images.
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Le champ vaste de la scène – inévitable à l’Opéra Bastille avec ses dimensions vertigineuses – se répercute sur la direction d’acteur précise de Mouawad. Les protagonistes sont loins les uns des autres, apparaissent on ne sait comment, se tournent autour, ne se touchent guère. Dans ce dispositif, deux comportements se manifestent. Premièrement, celui de Golaud, brutal et physique. Il s’empare de Mélisande comme d’un objet et traite Pélleas de la même façon. Deuxièmement, celui des deux amants, qui restent presque pudiques – leurs jeux sont ceux d’enfants – mais se rapprochent néanmoins progressivement jusqu’à leur étreinte finale. L’aveu « Je t’aime » suscite une réaction d’enfants pris le doigt dans le pot de confiture.
La scène est sombre, des traînées de brouillard flottent au-dessus du sol. La scénographie s’inspire d’éléments évidents. Sur un rideau en corde défilent des projections d’une forêt, d’un lac, de la mer. Tout cela est parfois très illustratif, les images suivant le discours des personnages qui, plus tard, sont doublés par les projections où ils planent comme dans un liquide. On pense inévitablement à des peintures dont l’esthétique n’est pas loin de celle de Maeterlinck : Arnold Böcklin, le belge Jean Delville ou le préraphaélite John Everett Millais.
Au début, avant que la musique résonne, on entend des bruits de forêt, du gazouillis. Un monstre traverse la scène, mi-sanglier mi-homme, une lance plantée dans le dos. Si le motif de la bête traquée s’expliquera par la suite, les effets sonores ne sont pas indispensables. L’écriture instrumentale incroyablement colorée de Debussy contient tout ce qu’on peut imaginer dans la nature ou la psyché de l’homme. Sous la baguette d’Antonello Manacorda, l’orchestre réalise toute l’intimité, le dégradé sonore entre timbres terreux et aériens, parfois comme vernissés, propres à la partition.
Mouawad procède aussi à d’autres ajouts visuels. Notamment Yniold, fils de Golaud, qui assiste bouche bée aux vagues de rage que son père fait déferler sur Mélisande, une scène muette de réconciliation entre les deux, ainsi que les retrouvailles finales de Pelléas et Mélisande, unis par la mort et transformés en créatures florales dans le contexte des dernières mesures mystiques de l’opéra. Il y a également trois personnages qui rôdent constamment sur scène, prolongation des trois vieux pauvres que Pelléas et Mélisande surprennent dans une grotte lors d’une de leurs rencontres clandestines. Ces sont eux qui dressent un charnier au centre de la scène, en commençant par un cadavre de cheval associé à Golaud. Pelléas y finira à son tour.
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La parole vide, l’absence de signes dans le langage de Maeterlinck, qu’évoque Rilke, a peut-être agit sur la prosodie révolutionnaire que Debussy développe dans Pelléas, bien que celle-ci soit aussi une réaction aux œuvres de Wagner, devenues un défi et un fléau pour bon nombre de compositeurs de l’époque : pas d’airs, pas de récitatifs, un parlé-chanté continu rendant les quelques éclats lyriques insupportablement intenses. Chaque personnage a cependant son propre profil vocal, et Debussy ne dédaigne pas non plus l’ancienne technique de distribuer les rôles en fonction de l’âge et de la bonté des protagonistes, le plus pur et jeune étant un soprano enfant.
Le Golaud de Gordon Bintner est un géant, souvent surpris par ses accès de violence. Son timbre de baryton-basse est agréablement voilé et parfois comme en sourdine dans le grave, alors qu’il peut engendrer des aigus insoupçonnés. Cela donne lieu à un contraste intéressant lors de sa première rencontre avec Mélisande. La voix claire et véloce de Sabine Devieilhe, sa prononciation nette et son sens aigu du rythme, incarnant une Mélisande troublante, tourmentée et éphémère – tout cela souligne d’emblée que les deux personnages ne vivent pas dans le même monde. Le baryton Huw Montague Rendall, quant à lui, campe un Pelléas à la fois juvenile, désinvolte, même coquin, et motivé par des pulsions plus profondes. Son chant est souple, comme retenant une force qui n’éclate que sporadiquement, et frôle parfois l’expression d’un ténor exalté.
À l’autre bout du spectre vocal, Arkel (Jean Teitgen) et Geneviève (Sophie Koch) laissent éclore des nuances plus terrestres. Le roi est faible mais digne, sa basse est plus sonore que profonde et s’anime davantage vers la fin de l’œuvre où Debussy lui attribue un des moments les plus ouvertement lyriques. Son épouse se voit confier des lignes vocales plus vives, qui s’écoulent avec plus de gravité que celles de Mélisande, tout en donnant une autre dimension corporelle à l’écriture vocale, que Koch rend d’une manière convaincante. Yniold, qui subit les interrogations jalouses de son père, ressemble à un garçon victorien, aspect qu’on pourrait aussi retrouver dans les autres costumes d’Emmanuelle Thomas. L’interprète de la première (Anne-Blanche Trillaud Ruggeri) s’y prend avec beaucoup d’assurance, maîtrisant un rôle qui, par sa présence scénique et son exigence vocale, pose un défi à tout chanteur enfant. Une fois de plus, c’est Rilke qui relève l’importance des enfants dans l’univers de Maeterlinck. Leur pureté et leur innocence les rendraient plus perméables à l’expression immédiate de l’âme humaine, sans passer par la parole.
Dans sa contribution au programme de salle, Julia Kristeva relève cette mise en échec du verbe. Celui-ci est opposé à un symbole du corps et de la sensualité : les cheveux. Ces derniers jouent un rôle important dans plusieurs pièces du premier théâtre de Maeterlinck (Intérieur, La Mort de Tintagiles). C’est suite à une chanson de Mélisande, « Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ! », que Pelléas tombe réellement amoureux d’elle. À ce moment-là, une projection de cheveux inonde le rideau. Ce n’est qu’un des nombreux exemples de cette mise en scène où un motif apparemment superficiel renvoie à une vérité littéraire et psychologique plus profonde. Le public apprécie cet ensorcèlement.
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