Quelle étrange magie fait naître outre-Manche de si fascinantes interprètes et actrices, qui, parvenues à un âge où il ne se dit plus, savent allier comme personne talent, élégance et frivolité ? À l’Athénée ce lundi soir, Dame Felicity Lott brillait par son charme inaltéré et par des dons de musicalité et de diction qui laissent rêveur.
Les Lundis musicaux fêtaient les dix ans de leur renaissance sous l’impulsion de Patrice Martinet, qui en a confié la direction artistique à Alphonse Cemin. La plus francophile des sopranos britanniques était une invitée parfaite pour l’occasion : comme Alphonse Cemin le rappelle au début du récital, elle a chanté à quatre reprises lors des Lundis à l’époque de Pierre Bergé et était revenue déjà en 2020. Pour sa sixième soirée, Felicity Lott est accueillie sur scène par une longue ovation de la salle, véritablement bondée, pour l’occasion, d’admirateurs émus.
Son programme fait la part belle aux compositeurs de mélodie française qu’elle a si bien servis, Poulenc et Auric mais aussi Hahn. À cela s’ajoutent des chansons proches de l’opérette ou du cabaret, surtout en anglais (Richard Rodgers, Cole Porter) mais pas uniquement, grâce au délicieux « Yes ! » de Maurice Yvain et à deux bis qui sont comme une signature, « J’ai deux amants » de Messager et un extrait de Belle Lurette d’Offenbach, « Adieu, les amis, adieu, bonsoir » – les plus fervents amateurs auront remarqué que ce récital reprend plusieurs des titres proposés en 2020.
Après quelques minutes d’une fébrilité compréhensible, la voix prend de l’aisance et le corps avec. La Dame de Monte-Carlo est un premier sommet de la soirée qui illustre les affinités de Felicity Lott avec le répertoire français ; elle confie d’ailleurs au cours du récital qu’elle est fascinée par les échanges artistiques entre musiciens et écrivains en France à l’époque de Poulenc et de Cocteau. La voix, certes marquée par l’âge, a gardé de magnifiques aigus, filés à l’envi. Surtout, c’est l’art de la diction de la soprano qui impressionne : tout en legato, elle fait entendre avec une clarté stupéfiante les textes et leurs histoires. Les équipes des Lundis musicaux ont d’ailleurs renoncé (hormis pour les traductions) aux surtitres, qui auraient été superflus.
Les trois mélodies d’Auric, « Pas d’âge pour l’amour », « Bonjour Tristesse » et « It’s April Again » sont un grand moment où l’actrice s’impose encore plus que la chanteuse, avec une finesse et une humilité touchantes. Felicity Lott a ingénieusement choisi des pièces où son âge est un atout qui renforce la lutinerie ou l’émotion en entrant en résonance avec les histoires racontées. Richard Rodgers lui va magnifiquement : « To keep my love alive » lui offre une occasion de régaler la salle de son humour. Elle joue aussi de son bilinguisme : Kosma et Prévert sont interprétés en anglais (« Les Feuilles mortes » devenant « Autumn Leaves ») pour faire pendant à l’« Automne » de Hahn. « Yes ! », qui s’amuse d’une improbable série de malentendus (plus ou moins sincères) dus à la langue de Shakespeare, s’achève sur un bond déjanté avant qu’une splendide version des « Chemins de l’amour » ne rende un discret hommage à Yvonne Printemps, qui n’a visiblement jamais cessé d’inspirer Felicity Lott.
Le tout est émaillé de commentaires et d’anecdotes pleins d’auto-dérision (en français s’il vous plaît), par lesquels Felicity Lott tient la salle sous son charme : elle rappelle ainsi qu’elle fit ses débuts français en 1979 à Nancy, pour une Louise de Charpentier (« Depuis le jour…! » ajoute-t-elle, avec un air entendu).
N’oublions pas l’excellent Jason Carr, compositeur et pianiste doté d’un art consommé de la musique de scène et incidentale. Outre un Slaughter on 10th Avenue particulièrement revigorant, il offre un tour de chant malicieux avec « Useless Useful Phrases ». Il semble surtout être le soutien précieux de sa partenaire dans un exercice aussi difficile qu’émouvant, pour le plus grand plaisir du public. Car, même quand la voix faiblit et qu’il faut chanter en avant-scène, le rideau de fer baissé permettant de réduire l’espace, il reste à une aussi grande artiste son charme et son mystère, d’autant plus frappants.