Il faut reconnaître ce talent rare à Sophie Junker : son chant suscite une empathie immédiate. Cette qualité avait attiré l’attention dans un premier récital consacré à Elisabeth Duparc, dite la Francesina, primadonna à Londres du temps de Haendel. Aujourd’hui, la voix est sensiblement moins légère et le programme moins virtuose, mais l’impact de ce chant franc et raffiné reste entier.
C’est probablement à l’occasion de l’enregistrement du Gismondo de Vinci, sorti en 2020, que la soprano et la cheffe – et violoniste – Martyna Pastuszka ont noué des liens forts. Sincère connivence artistique et humaine, perceptible à la lecture du livret comme dans l’exécution du programme.
Les musiciennes, avec l’appui de Pedro-Octavio Diaz, déjà conseiller musical pour l’album consacré à La Francesina, ont choisi de rendre hommage aux grands compositeurs de l’école vénitienne du premier tiers du XVIIIe. Vivaldi bien sûr, mais aussi Marcello, Gasparini, Caldara, Lotti et Porta. On aurait bien voulu y ajouter Carlo Francesco Pollarolo, ou pousser jusqu’aux premiers Galuppi… De Venise, on retrouve les clartés, les vapeurs, la vivacité d’un théâtre directement hérité des premières représentations d’opéra de la Sérénissime en 1637. Un esprit fait d’expressivité directe et de mobilité harmonique, avant que les sublimes manières des Napolitains, portées par une virtuosité accrue, n’emportent tout sur leur passage. Pour l’heure Venise se défend encore, et essaime bien au-delà du Grand Canal : un Lotti créé à Dresde, des Vivaldi produits à Vicence, Florence et Rome, un Porta joué à Munich et des Caldara de l’époque viennoise composent le programme.
D’une voix bien timbrée et charnue du grave à l’aigu, Sophie Junker se saisit de chaque aria comme au théâtre, faisant oublier une technique impeccable ; le contexte de chaque scène est d’ailleurs indiqué, ce qui tend à se raréfier dans ce type de récital. Impavide, éperdue, souriante, pensive, blessée : on la suit sur tous les chemins. Sa sensibilité sonne juste, qu’elle rugisse « Con fiamme » (Lotti), s’étire sensuellement dans l’herbe (« Zeffiretti che sussurrate ») ou déploie mille nuances dans le cantabile pathétique qui constitue la majeure partie du programme : adieux d’Iphigénie (Porta), déplorations d’Arianna (Marcello), d’Aspasia (Caldara) et de Caio (Vivaldi)… Morceaux de haute qualité, choisis pour l’occasion qu’ils offrent de varier les couleurs et peindre des atmosphères évocatrices (magnifique « L’ombre, l’aure »). L’inclusion d’un beau récitatif accompagné de l’Atenaide est une bonne idée, qui souligne les qualités dramatiques des musiciennes.
{OH!} Orkiestra a un effectif limité, ce qui se fait parfois sentir. Mais le talent des instrumentistes et la sensibilité de la cheffe, à l’unisson de la chanteuse, suffisent à donner corps aux scènes choisies pour mettre en valeur les solistes, comme le hautbois dans « Vendetta, sì » de Gasparini et, bien sûr, le violon de Martyna Pastuszka elle-même, qui dialogue avec Junker dans l’extrait d’Ambleto (écho fortuit au beau disque récent de Mameli) et se double du violoncelle dans le péremptoire « Per combatter con lo sdegno » qui clôt le disque. Rares bémols, comme d’importuns gazouillis du clavecin blessant la dignité de « Chi mai d’iniqua stella », déjà joliment gravé par Robin Johannsen. On se demande aussi pourquoi Cassiopée est accompagnée par des accents de fiddle irlandais chez Albinoni. Ces couleurs plus rustiques fonctionnent en revanche fort bien dans le concerto pour violon RV357 ou la vignette pastorale de Vivaldi. Toujours chez Vivaldi, le traitement amer et métallique du singulier air de La Silvia est intéressant, et l’extrait du Bajazet de Gasparini surpasse aisément la version de l’intégrale Ipata. Des points de vue défendus avec panache pour une franche réussite globale.