Il y a encore de la place pour des lieder dans votre agenda ?
Oui même si je chante beaucoup moins qu’avant ; aujourd’hui il y a des pauses dans mon planning. En réalité je donne trop peu de récitals, cela représente peut-être cinq pour cent de mes engagements. C’est dommage car j’adore cet exercice. Je viens à Toulouse parce que j’apprécie beaucoup Christophe Ghristi [directeur artistique du Théâtre National du Capitole] que j’ai connu à Bastille.
Il faut dire que j’aime chanter le lied. C’est très différent de l’opéra. Certes il ne faudrait pas comparer mais si on le faisait je dirais que c’est beaucoup plus difficile que l’opéra. A l’opéra, il y a une mise en scène, des costumes, on entre en scène, on sort. En concert on ne peut se cacher derrière personne ! Mais c’est aussi ce qui me plaît. J’ai fait beaucoup de soirées de lieder et ce que j’ai toujours préféré c’est Winterreise. Ce sont 24 petits opéras qui se succèdent en 70 minutes d’une musique incroyablement dense et belle.
Vous revenez de Milan où vous avez été le Wotan du Ring de David McVicar ; peu avant, vous aviez créé le Ring berlinois de Tcherniakov.
C’est très difficile de comparer ; vous savez je fais un métier tellement passionnant que j’essaie d’être le plus ouvert et le plus positif possible. Ces deux Ring que je viens de faire sont tout à fait différents. Mais il n’y a pas une seule vérité. J’ai déjà fait des Ring, j’en ferai certainement encore d’autres et il y aura à chaque fois de nouveaux aspects mis en avant. Tant que c’est intéressant et surtout tant que cela ne se fait pas à l’encontre la musique, cela me va. Je refuserais des propositions si, sur scène, je ne pouvais pas bien jouer, car dans ce cas je suis sûr que je ne pourrais pas bien chanter non plus.
Pour le Ring de Tcherniakov, le travail a été extrêmement difficile, sa façon de travailler aussi était, disons, très particulière. En effet, il a tellement étudié l’œuvre, il sait tellement de choses que, je le dirais très simplement, il laisse trop peu de liberté à mon goût. Bien sûr, chacun doit accepter des contraintes, il y a des discussions avec le metteur en scène, on se dispute parfois, on fait des concessions ; la limite c’est que jamais la mise en scène ne se déploie au détriment de la musique. Cette limite a toujours été respectée, grâce aussi à Thielemann. Je vous donne un exemple : au début de Siegfried, il était prévu que la scène tourne en permanence alors que durant le prélude la musique est très douce. Mais Thielemann a tout de suite dit « stop, ça ce n’est pas possible ». Il n’est pas acceptable qu’un élément de décor nuise à la musique. Ce que Tcherniakov a bien sûr accepté. Ce Ring a coûté beaucoup d’argent, les décors étaient extrêmement sophistiqués et parfois trop. Mais c’est cela l’opéra ! Tcherniakov vit pleinement dans son monde et c’est parfois difficile de le faire changer d’avis ! Et puis il y a cette scène au dernier acte de Walküre qui pour moi a été difficile : quand Brünnhilde est au milieu de ce cercle de chaises et dit en gros : « Papa, maintenant laisse-moi ici, je l’accepte mais tu dois me protéger avec du feu. » Et alors, elle sort de sa poche un gros marqueur de tableau et dessine des flammes sur les chaises ! Je trouve que c’est un peu ridicule, mais bon ! En revanche après, au moment du départ de Wotan (pratiquement ce qu’on fait de plus beau dans mon répertoire avec le fameux « Lebe wohl ! »), nous sommes assis là tous les deux ; elle dépose sa tête contre moi, la musique est tellement prenante, tout le reste importe peu ! Et quand Wotan est parti, Brünnhilde (la merveilleuse Anja Kampe) se retrouve sur scène, soudain tout le décor se retire, elle est seule sur cette surface noire et immense, c’est sublime, c’est la plus belle expression du théâtre.
Le monde de McVicar est diamétralement opposé. On a dû faire aussi des modifications pour son Ring, parce que lorsqu’un metteur en scène commence à travailler , il le fait chez lui et pense son univers. Mais ensuite, quand on arrive au travail sur la scène, il faut être ouvert à ce que disent les uns et les autres, quand, par exemple, les costumes sont trop lourds à porter. La Walkyrie de Milan a été un succès fantastique, bien que, et cela a touché McVicar, il y ait eu des gens qui n’ont pas aimé sa proposition. Mais c’est toujours comme cela ; les attentes, surtout pour les premières, de ceux que l’on appelle les spécialistes de la musique, sont parfois tellement importantes. « Vous comprenez, nous sommes à Milan, pas dans une petite maison allemande de Regietheater ; et puis il y a M. McVicar, qui depuis 30 ans fait un travail magnifique, mais ce Ring-là n’est pas assez nouveau ! », voilà ce qu’on a pu entendre. A moi, en tous cas, ce Ring a beaucoup plu !
Toujours est-il que je me réjouis de refaire le Ring de Tcherniakov à Berlin à l’automne prochain puisque c’est là que j’habite et je dois dire que c’est un immense confort de travailler là où on habite. Nous faisons un métier qui nous oblige souvent à délaisser notre famille. Si on n’est pas attaché à une maison, on est presque tout le temps parti de chez soi. Et avec l’âge je dois dire que cela est de plus en plus difficile.
Quand vous êtes-vous décidé à voler de vos propres ailes ?
Après vingt et une années en troupes, en 2011. Auparavant j’avais travaillé dans des ensembles, ce furent des années magnifiques. C’est un parcours que je conseillerai à tous les débutants : dans une bonne troupe, on est bien suivi et accompagné, préservé aussi. Ce n’est pas si évident. Ma dernière troupe a été le Nationaltheater de Munich ; à un moment donné j’ai pris le risque de quitter la troupe et d’être pleinement indépendant mais avec un emploi du temps que je pouvais enfin maîtriser.
Depuis presque vingt ans, vous êtes régulièrement engagé à Bayreuth.
Bayreuth, ce n’est vraiment pas facile. Partout dans le monde, vous trouverez des productions wagnériennes fantastiques, de très haut niveau, parfois même meilleures qu’à Bayreuth. Mais il n’y a qu’un seul Bayreuth. Avec cette fosse enterrée, cette atmosphère tellement particulière. Bien sûr il y a vingt ans c’était totalement différent. Et puis il y a eu la période de pandémie et maintenant les difficultés économiques, comme partout dans le monde. Ce sont de gros défis, mais j’espère que Bayreuth va davantage travailler à ce que le Festival reste ce qu’il a toujours été. La concurrence toutefois est énorme. Vous voyez, cette spécificité c’est que les musiciens ou les choristes qui jouent l’été, ont neuf ou dix mois de travail derrière eux, mais ils veulent quand même revenir l’été à Bayreuth, tout simplement parce que c’est Bayreuth. Alors il ne s’agit pas de dire qu’il faut revenir à l’époque où il fallait dix années pour obtenir son billet pour le Festival, mais il s’agit qu’on y vienne toujours par conviction qu’à Bayreuth Wagner est « at its best » !
Les difficultés économiques que vous évoquez sont partout, y compris à Berlin.
En effet, on ne peut plus se dire ; « ici à Berlin, ou en Allemagne en général, la situation a toujours été ainsi et elle le restera, nous sommes le pays de la musique et de la littérature donc nous n’avons rien à craindre ». Oui nous avons une longue tradition culturelle mais nous ne sommes qu’une petite partie de la société, une partie importante certes. Et je sais que beaucoup de nos hommes et femmes politiques se disent : « s’il faut épargner, commençons par la culture, parce que c’est ce dont nous avons le moins besoin ». C’est une question politique, sociale et philosophique de premier ordre. Mais je me demande quand même si nous ne devrions pas avoir davantage de dirigeants versés dans la culture que ce que nous avons aujourd’hui.
Vous avez peu chanté en français, Albert seulement ?
Oui pourtant j’aime beaucoup la langue française ; déjà dans mon répertoire il n’y a pas tant de rôle que cela. Mon très cher ami José van Dam m’a longtemps incité à apprendre Œdipe de Georges Enescu. Londres me l’a proposé une fois mais je ne pouvais pas. Bien sûr il y a Carmen, mais bon, Escamillo n’est pas trop un rôle pour moi. J’aime beaucoup Massenet, il y a Hérodiade mais on le donne très peu, il y a aussi Ambroise Thomas, mais ce que j’ai beaucoup fait et aimé c’est Golaud.
Et Saint François ?
José van Dam me disait : il n’y a rien de plus difficile que Saint François d’Assise, à l’exception peut-être de Lear. On me l’a proposé une fois ; mais vous savez je ne consacre qu’une partie de ma vie à l’opéra, j’essaie de garder du temps pour ma famille, ma femme et les enfants. Et si je faisais tout ce que j’ai envie de faire, je n’aurais plus de vie privée. Pour un rôle comme Saint François il faut, pendant des mois et des mois s’y consacrer exclusivement ; par ailleurs c’est un opéra si difficile et il est si peu donné ; peu de maisons peuvent s’offrir une telle production.
Des rôles auxquels vous avez renoncé ?
Oh oui surtout dans le répertoire italien. Plus généralement c’est une question intéressante. On nous enferme souvent dans des catégories. En 2007 j’ai fait mes débuts à Bayreuth [Beckmesser]. Cela a été un tremplin formidable pour moi. Mais on m’a d’un seul coup donné l’étiquette du « baryton allemand » et il est soudain devenu difficile de chanter des rôles italiens. Seuls les chanteurs américains ou anglais arrivent à se mouvoir dans des répertoires de différentes langues. Un jour je me suis adressé à un haut responsable de l’Opéra de Paris que je ne nommerai pas et je lui ai dit ; j’aimerais beaucoup chanter Onéguine. Il m’a répondu. « Non je vais plutôt prendre un Russe ». Et Marcello ? « Non là je prendrai un Italien ». Alors Mozart ? « Ah vous savez dans ce répertoire, je préfère un Américain ou un Anglais, ils ont une voix plus neutre ». Tout cela est de la bêtise ! Certes je chante Scarpia mais cela a fonctionné uniquement parce que Peter Katona à Londres ou Peter Gelb à New York m’ont fait confiance et m’ont imposé. Il resterait tellement de rôles italiens que j’aimerais aborder. Mais vous savez j’ai 65 ans…
Les rôles wagnériens ?
Dans le Ring, les trois pièces pour moi sont merveilleuses. Rheingold est spécial. Je n’ai pas beaucoup à chanter mais je suis presque tout le temps sur scène. Siegfried est très différent, il y a un premier acte fantastique avec Mime, le troisième acte aussi avec Erda et Siegfried. Mais Walkyrie est d’une telle intensité ; avec le deuxième acte, ce monumental monologue et la scène avec Brünnhilde. Et bien sûr le troisième acte avec les Walkyries puis la scène finale avec Brünnhilde et ce « Lebe wohl » incroyable. Toutefois je dirais que Sachs est pour moi quelque chose d’encore plus particulier. C’est le rôle le plus difficile et le plus grand, le troisième acte [Les Maîtres chanteurs de Nuremberg] notamment. Quand cela fonctionne, c’est le paradis sur terre.
Vous avez évoqué votre âge.
Récemment une grande maison que je ne citerai pas m’a proposé un Ring. Le travail devrait commencer en 2028. J’aurai 68 ans. Pour le Ring complet j’aurai 70 ans. Alors j’ai dit : « Je vous remercie pour la confiance que vous m’accordez. Si je pars du principe que ma voix va rester telle qu’elle est, j’accepte cette proposition mais si la qualité de ma voix s’altère, je devrais dire désolé mais je dois renoncer ». Actuellement j’ai des engagements jusqu’en 2030.
Des chanteurs ou des cantatrices que vous auriez aimé côtoyer ?
Fritz Wunderlich est pour moi l’un des plus grands chanteurs. J’ai côtoyé un peu Hermann Prey, j’ai eu la chance de chanter avec Placido Domingo. J’aurais aimé chanter avec Pavarotti ; chez les femmes j’aurais tellement aimé chanter avec Anne-Sophie von Otter, Montserrat Caballé ou Renata Tebaldi.