Compositeur d’une rare fécondité (plus de 700 œuvres au catalogue), comparable à celle de Schubert, illustrant les mêmes poètes (1), Friedrich Theodor Fröhlich (1803-1836) sortirait-il de son oubli profond ? Ernst Haefliger fut le premier semble-t-il à enregistrer quelques-uns de ses lieder, en 1970. Depuis, le Suisse, du canton d’Argovie, demeure aussi rare au concert qu’au disque (2). Ses études de droit à Bâle et Zürich, ne le détournèrent pas de la musique. Celle-ci va occuper le reste de sa courte existence, après Berlin (près de Zelter, il se lia d’amitié avec Mendelssohn) où il se rendit à deux reprises. De fait c’est à Aarau (éphémère capitale de la Suisse durant la Révolution) où il dirigea ensuite l’école de musique, qu’il écrivit l’essentiel de son œuvre, illustrant aussi bien la musique vocale (sacrée et profane) qu’instrumentale (symphonies, musique de chambre, sonates…). Dépressif, d’une santé fragile, à la différence de Schumann, il ne survivra pas à sa tentative de suicide, s’étant jeté dans l’Aar.
A moins qu’il ne constitue la première pierre d’une improbable intégrale, on comprend mal le choix effectué par les interprètes : le cycle, écrit au tout début de son œuvre, resté à l’état de manuscrit (3) n’est pas l’opus 1 de Schubert. Le sujet – les amours contrariées de Johannes et Esther, un chrétien et une juive – est tiré du recueil de Wilhelm Müller, publié en 1821, où fut puisée la matière de die Schöne Müllerin, et de Winterreise (4).
Impossible évidemment d’écouter cette musique sans avoir Schubert dans l’oreille, surtout servie par deux interprètes de cette envergure. Elle s’écoute avec bonheur : c’est sincère, juste de ton, d’un métier sûr, le sens mélodique est indéniable et la partie piano de qualité. On est cependant plus proche de l’écriture de Zumsteg ou Zelter, dans l’air du temps, que de celle de Schubert. Une certaine joliesse, se traduisant dans les formules mélodiques et l’ornementation, participe à la séduction. Il ne faut pas trop y chercher la profondeur ni le dramatisme, le souffle de l’inspiration est court. Aussi, remercions Ian Bostridge, dont les qualités ne sont plus à redire, et à son pianiste d’élection, Julius Drake, de participer à la redécouverte de ce compositeur. Tous deux s’y montrent sous leur meilleur jour, exemplaires d’expression et de conduite de leurs lignes. Celle de la voix est un modèle de souplesse, de longueur et d’intelligibilité. L’intelligence des textes est manifeste.
Cette découverte attise notre curiosité : le métier de Fröhlich l’a conduit à approfondir sa démarche et on aimerait en avoir d’autres témoignages, postérieurs, qui ne devraient pas tarder, une fondation suisse ayant pris en charge l’édition moderne de son œuvre.
Le CD est accompagné d’une plaquette comportant les textes chantés, en allemand, sans traduction, ce qui en limite l’accès aux seuls germanistes, malheureusement.
(1) Outre Wilhelm Müller, il choisit Novalis, Goethe, Rückert, Kerner, Chamisso, Uhland, Hölderlin, Fallersleben, Tieck, Kerner, Wackernagel... ce qui traduit bien sa curiosité et sa culture (il était quadrilingue). (2) Un remarquable enregistrement de lieder, centrés sur le thème de la maison [« Heimat »] a été publié en 2023 par le label Claves, chanté par Raphael Höhn, accompagné au pianoforte par Shin Hwang. La maturité du chant y est d’une rare séduction. (3) Alors que dix recueils de lieder furent édités de son vivant, principalement à Berlin. Le premier, publié à Berlin, toujours sur des poèmes de Wilhelm Müller, intitulé Wanderlieder, le fut en 1828, deux ans après celui que nous écoutons. (4) Sans oublier Brahms (Vineta, opus 42 et Die Braut, de l’opus 44).