Assister à une représentation d’opéra ces derniers temps relève du miracle… et impose des compromis. La nouvelle production de Samson et Dalila à l’Opéra national du Rhin n’échappe pas à la règle, et les ajustements sont nombreux afin d’esquiver le fléau covidien : au-delà des tests nombreux et répétés de toutes les parties prenantes du spectacle, la partition, l’orchestre et la mise en scène ont dû s’adapter.
Une des conséquences les plus immédiatement visibles est l’absence des artistes du Chœur de l’Opera national du Rhin sur scène : ses membres sont logés aux troisième et quatrième balcons, des panneaux de tissus limitant les projections sur les spectateurs installés à l’orchestre. Cette disposition inhabituelle ne nuit heureusement pas à la qualité du chœur, clarté et puissance sont au rendez-vous, et ce chant qui descend du ciel sur les spectateurs renforce le côté oratorio de l’œuvre, en particulier au premier acte.
Visuellement, cette difficulté est habilement esquivée par la présence de « manifestants » sur scène. La mise en scène de Marie-Eve Signeyrole, habituée aux relectures incisives, ne pouvait en effet pas se contenter d’une plate illustration du livret : on ne trouve donc évidemment pas ici de héros biblique à la force herculéenne, d’Hébreux ou de Phillistins, c’est une toute autre histoire qui nous est contée. Samson est le leader d’un mouvement contestataire populaire, les Insurgés, qui se bat contre le pouvoir conservateur, en pleine élection présidentielle. A la suite d’une bavure policière, il est resté handicapé, se déplaçant la plupart du temps en fauteuil et tient une partie de son pouvoir de son anonymat, protégé par son grimage de clown (celui du Joker, ennemi juré de Batman). Dalila est la directrice de campagne de Dagon, le leader des Conservateurs (qui sont des technocrates en costume cravate) candidat à la présidence, mais elle est également l’amante de Samson. Par un chantage amoureux, et pour servir son camp, elle obtiendra de Samson qu’il se démasque (ou littéralement se démaquille), et perde ainsi le respect des siens.
Massimo Giordano (Samson), Wojtek Smilek (Vieillard Hébreux) © Klara Beck
Quoiqu’on puisse penser de cette transposition, on ne peut qu’être admiratif devant l’intelligence et la qualité de sa réalisation. Les décors d’une grande sobriété montés sur une tournette permettent des évolutions fluides, et grâce aux caméramans omniprésents, on peut suivre sur un écran géant au-dessus du plateau ce qui se passe simultanément hors scène. La direction d’acteur, justement mise en évidence par les captations vidéo à fleur de visage est, elle, d’une grande finesse.
Malheureusement cette virtuosité tourne parfois à vide, voire tombe à plat dans le final : Samson qui a été ridiculisé pendant le banquet des Conservateurs fêtant la victoire de Dagon à la présidentielle, est secouru par ses partisans et, devant les caméras, fait couvrir Dagon de goudron et de plumes. On est à mille lieues de l’horreur du massacre des Philistins dans l’effondrement de leur temple prévu par le livret.
Autre conséquence de la Covid, l’Orchestre Philharmonique de Mulhouse joue en formation réduite pour permettre de garder des distances suffisantes dans la fosse. D’ailleurs, la partition elle-même a subi un régime minceur (on joue pour cette série de représentations une version pour orchestre de chambre). Il ne faut pas y voir forcément ici uniquement les ravages d’un pangolin sur le marché de Wuhan mais aussi une adaptation aux moyens des titulaires des rôles-titres.
En effet, si Massimo Giordano réussit les points d’orgues de Samson, fidèle à son incarnation scénique d’homme faible, diminué, il ne peut prétendre à remplir complètement le costume du héros biblique, taillé par Saint-Saëns en fort ténor. Il a beau s’engager corps et âme, le medium manque d’éclat et tombe souvent dans la grisaille, quand le français se teinte d’accents exotiques. Katarina Bradić dompte de son côté la tessiture meurtrière de Dalila et ce dans un français parfaitement intelligible, ce qui est déjà un exploit. Mais est-ce suffisant ? Car Dalila doit captiver autant visuellement (et de ce point de vue la sculpturale mezzo serbe drapée de tops glamours et de tailleurs seyants ne peut laisser Samson indifférent), que vocalement. Sur ce dernier point, le contrat n’est pas totalement rempli, la faute à quelques duretés passagères, des graves parfois appuyés ou encore un timbre gracieux mais qui manque des charmes capiteux et des moirures des plus grandes titulaires du rôle.
Il faut dire que le sex appeal du duo de l’acte 2 peine également à sourdre de la fosse. Comme on avait pu le regretter dans le Werther dans ces mêmes lieux en février 2018 (et avec déjà Massimo Giordano), la direction de Ariane Matiakh manque dans ce passage de poésie et d’abandon, vraisemblablement peu aidée il est vrai par l’orchestre réduit. Les mélismes orientaux y perdent de leurs attraits vaporeux.
Il serait pourtant dommage de rester sur une impression mitigée, au regard du reste de la distribution qui n’appelle que des louanges, que soit les Philistins parfaits des membres de l’Opéra Studio (Damian Arnold, Néstor Galván et Damien Gastl), Patrick Bolleire, qui ne fait qu’une bouchée d’Abimelech, ou encore Wojtek Smilek qui a les graves abyssaux du vieillard hébreux (ainsi que son large vibrato). Mais c’est surtout le Grand Prêtre (ici le conseiller en communication de Dagon) qui emporte définitivement l’adhésion. Diction limpide, style impeccable jusque dans les imprécations les plus fanatiques, intensité, malice et malveillance scénique, voilà que Jean-Sébastien Bou justifierait à lui seul notre venue.