Ce que c’est pourtant que la vie d’un amateur d’opéra… En 2017, le disque nous révélait une voix à laquelle nous avions jusque-là peu prêté attention. Inexplicablement ? Dix ans auparavant, Marina Rebeka affûtait son jeune talent à Pesaro sur les bancs de l’Accademia rossiniana. Dans le Viaggio a Reims conclusif de cette formation destinée aux apprentis-rossiniens, la soprano, originaire de Lettonie, chantait en deux matinées distinctes Madama Cortese et la Comtessa de Folleville, des partitions nécessitant un même abattage mais des qualités différentes. Coup d’essai, coup de maître(sse) ! L’année suivante, elle occupait le devant de la scène pesaroise en Anna dans Maometto II, un rôle conçu à la démesure d’Isabella Colbran – l’égérie de Rossini. Voilà qui aurait dû nous alerter… S’ensuivit en 2009 Anai dans Moise et Pharaon à Salzbourg sous la direction de Riccardo Muti. Sa carrière internationale était lancée. Traviata à Londres en 2010 déjà, puis à Berlin, Florence, Munich… Elettra, Donna Anna pour ses débuts au Met en 2011. Mozart, objet d’un premier album dirigé en 2013 par Speranza Scappucci. Critiques mitigées. Froideur déconcertante. Patience ! Le feu couve sous la glace. Nous la retrouvâmes cette même année 2013 à Pesaro dans Guillaume Tell, sans plus d’effet. Nouveau rendez-vous manqué.
Puis vint ce deuxième récital au disque, Amor fatale, entièrement dédié à Rossini. Le programme alliait à certaines pages célèbres d’autres moins connues (qui, interprétées ainsi, gagnent à l’être) : la scène finale de Maometto II sans rivale à ce jour parmi les enregistrements que l’on connaît, et le grand air d’Anai que l’on pensait à jamais trusté par Anita Cerquetti. Emission égale sur une tessiture confortable, extension du domaine de l’aigu, maîtrise du souffle, science du legato indispensable dans le cantabile, agilité, bravoure, imagination (les variations de « Tanti affetti ») … Rossini n’aime rien tant que cela. Nous tairons le nombre de fois où nous avons remis le CD sur la platine pour ne pas faire l’objet d’une procédure d’internement.
La suite s’apparente à un road movie où, pris au piège de cette voix venue du froid, le forcené multiplie les occasions de l’entendre. Anna Bolena, seule belcantiste contre tous à Bordeaux en 2018, couronnée reine au Théâtre des Champs-Elysées en avril 2022 puis à Amsterdam quelques semaines plus tard, étirant le fil ininterrompu d’un « A dolce guidami » résigné avant que l’annonce de la sentence fatale n’éperonne l’orgueil de « Coppia iniqua ». Thaïs à Monte-Carlo en janvier 2021, parenthèse miraculeuse au cœur de la pandémie, puis à Milan un an après, courtisane au don fatale dont le visage et le regard hypnotique évoque rien moins que Gene Tierney kidnappée par la caméra d’ Otto Preminger dans Laura – comment n’avions-nous pas noté plus tôt la ressemblance ! Lucrezia d’I due Foscari à Aix-en-Provence en juillet 2021, réancrée dans ses fondamentaux romantiques entre virtuosité, expressivité et élégance, à rebours de la matrone acariâtre portraiturée par d’autres moins scrupuleuses stylistiquement. Julia, la Vestale, en version de concert à Paris en juin 2022, vêtue d’une robe que l’on aurait dit copiée sur celle de Maria Callas dans Norma à Paris en 1964, assumant l’inévitable analogie, giflant d’un contre-ut « Impitoyables dieux », mais refusant l’imitation à travers une quête inépuisable de nuances – lorsque son illustre aînée privilégiait la couleur. Le récital aussi, pour la première fois à Paris en avril 2019 puis de nouveau en juin 2021, lors d’un de ces regrettés Instants lyriques, avec pas moins de quatre grands airs offerts en bis au public debout a la fin de la soirée. Et tant d’autres souvenirs (Leonora dans Il trovatore à Munich, Elena dans I vespri siciliani à Milan, une partie de soprano effleurant les ailes des anges dans le Requiem de Verdi à Parme…), quelques essais à transformer (Butterfly à Vienne estompée par un orchestre envahissant), des rencontres reportées, à reprogrammer : Norma à Milan en juin ; Medea à Paris, Traviata et Aida à Berlin la saison prochaine… Peut-être.
En attendant, voici le disque à la rescousse. Spirito (2018), Elle (2020), Credo (2021), Voyage (2022), Essence (2023) : les albums, dans la continuité de cet Amor Fatale qui nous avait conquis, repoussent les frontières d’un répertoire lyrique, mélodique et sacré, français, russe et italien, qui, partant de Mozart, aboutit à Puccini et ses contemporains. Traviata et Norma en sont les fers de lance. Chez Prima Classics, son label discographique fondé en 2018, Marina Rebeka a intégralement enregistré l’une et l’autre. « De la courtisane, on trouve ici davantage les splendeurs que les misères… », pouvait-on lire ici-même à propos de la première, tandis que, la seconde, toujours dans nos colonnes, est dépeinte comme « une majestueuse et robuste statue de marbre, dont mêmes les sanglots et la douceur sont plus grands que nature… ».
Comment se distinguer de ses congénères actuelles et passées lorsqu’il s’agit de se confronter à des rôles possiblement usés à force d’avoir été chantés ? Il y a évidemment la technique belcantiste que Marina Rebeka ne réserve pas aux seuls opéras du primo ottocento, mais applique à tous les rôles qu’elle interprète : la souplesse et l’homogénéité de la voix, le contrôle du souffle et du legato pour donner une impression de continuité et de douceur, l’art des nuances indispensable à l’expression. Il y a donc la syntaxe, mais aussi le vocabulaire, c’est-à-dire l’usage des nombreux effets destinés à traduire au plus juste les sentiments. Il y a la précision de l’aigu, acéré, aveuglant (bien que cet argument ne doive pas être le premier, il est difficile ne pas tenir compte de l’ivresse des cimes à laquelle aspire l’oreille). Il y a la couleur bleutée du timbre, une pureté d’émission, un tranchant qui évoquent les fjords enneigés et, caché sous la calotte glaciaire, un volcan puissant dont la chaleur en faisant fondre la glace provoque une de ces inondations brutales que les islandais appellent jökulhlaups. Marina Rebeka détient le secret de l’oxymore – la tension poétique existant entre deux éléments apparemment opposés, qui surprend et stimule l’émotion, en même temps qu’elle offre aux personnages interprétés une complexité, et donc une vérité. Brûlante froideur, obscure clarté, tendre fureur, dure douceur… Cette capacité à engendrer le paradoxe explique la place qu’elle occupe aujourd’hui dans le monde de l’opéra. Aujourd’hui et demain.