Après l’interdiction des représentations de Poliuto, œuvre jugée sacrilège par le roi de Naples, Donizetti accepte un contrat de l’Opéra de Paris : il doit proposer au public parisien deux ouvrages lyriques inédits en français (ce seront Les Martyrs, refonte en français de Poliuto, et La Favorite). Au même moment, le Théâtre de la Renaissance lui commande une adaptation française de Lucia di Lammermoor, qui sera créée en août 1839. Mais le premier opéra de Donizetti composé en exclusivité pour Paris est le résultat d’une commande passée in extremis par l’Opéra-Comique. Grâce à l’inspiration exceptionnellement profuse du compositeur (et la lenteur avec laquelle la Grande Boutique monte ses productions), La Fille du régiment est créée à l’Opéra-Comique en février 1840, deux mois avant Les Martyrs*.
Cet opéra-comique de Donizetti voit donc le jour en pleine Monarchie de Juillet, dans une France où la mode est au patriotisme et particulièrement au napoléonisme (le retour des cendres de l’Empereur est prévu pour la fin de l’année). Le livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et de Jean-François Bayard s’inscrit dans cette veine, en situant l’action de la comédie dans le Tyrol envahi par les troupes napoléoniennes. L’Opéra Royal de Versailles s’ouvrant de plus en plus au répertoire du XIXe siècle, cette production de La Fille du régiment prend pour prétexte la concomitance de la création de l’œuvre et l’ouverture du nouveau musée de l’Histoire de France installé par Louis-Philippe à Versailles en 1840.

La mise en scène de Jean-Romain Vesperini puise dans cet imaginaire patriotique, sans la touche d’antimilitarisme qui affleurait dans les dialogues réécrits de la production si fameuse de Laurent Pelly. Cependant, tous les militaires – qui sortent directement des rangs de l’armée, puisqu’il s’agit du Chœur de l’Armée française – ont quelque chose de bonhomme et tendre. Leurs costumes, signés Christian Lacroix, relèvent quasiment de la reconstitution historique, avec bonnet à poil et moustache, mais l’ensemble de la production mêle les époques et les références, indiquant très clairement qu’ici tout est prétexte à rire et à jouer. Dans le même d’ordre d’idée, les personnages sont des caractères, à la limite de la caricature parfois, embarqués dans des chorégraphies qui rappellent souvent la comédie musicale ou des mouvements de danse Tiktok. L’ensemble se révèle globalement efficace, mais touchera différemment chacun selon sa sensibilité et son style d’humour.
Pour habiller la scène de l’Opéra Royal, le metteur en scène Jean-Romain Vesperini puise dans le stock de toiles peintes de la maison et du Centre de musique baroque, avec la complicité de son décorateur Roland Fontaine. Ces très beaux éléments scéniques sont animés par des projections vidéos qui ne paraissent pas toujours d’une nécessité absolue, mais qui ont le mérite de vivifier le plateau et de caractériser certains tableaux avec justesse. Les lumières de Christophe Chaupin constituent une des réussites du spectacle, exhaussant la beauté des couleurs et des formes des costumes de Lacroix, d’une extravagance réjouissante en ce qui concerne la Marquise. Le metteur en scène lui-même s’offre le plaisir d’apparaître à la fin de la soirée en Napoléon, confiant un drapeau tricolore à Marie. On sait que La Fille du régiment était un hit patriotique qu’on jouait volontiers tous les 14 juillet jusqu’à la Grande Guerre et que la Marseillaise avait été rajoutée à la fin de l’œuvre au Metropolitan Opera en 1940, sous l’impulsion de Lily Pons. À Versailles, le refrain de la Marseillaise complète aussi la reprise de « Salut à la France »** dans un tutti certes réjouissant (avec ce qui semble être l’orchestration de Berlioz), mais le choix interroge. Certes, entonner la Marseillaise dans l’enceinte de l’Opéra Royal peut apparaître comme un acte subversif et plutôt amusant, mais les paroles de Rouget de Lisle colorent ce bouquet final si consolateur (la Marquise rompt enfin le cycle éternel des amours forcées et un roturier autrichien épouse une bâtarde française) d’une teinte belliciste un brin inopportune – sans parler de la présence de Napoléon, qui est une figure historique passionnante, mais pas nécessairement un modèle politique aussi opérant aujourd’hui qu’en 1840.

La distribution de jeunes chanteurs (et un vétéran !) réunie par l’Opéra Royal est vraiment enthousiasmante. Gwendoline Blondeel d’abord, qu’on admire surtout comme une des plus sincères et merveilleuses interprètes actuelles du répertoire baroque, prolonge avec le rôle de Marie son incursion progressive dans le répertoire du XIXe siècle (après notamment Elvira dans L’Italienne à Alger et Frasquita dans Carmen). On retrouve ici ce timbre fruité si charmant et cet abattage scénique et vocal si évident, et l’on s’émerveille devant la qualité de la projection de la voix, assurée et puissante, à l’échelle qui est la sienne. Les suraigus, ajoutés en nombre, ont ce soir-là quelque chose de tendu et son « Il faut partir » est un peu trop extérieur, mais elle trouve enfin plus d’abandon et d’infériorité dans un « Par le rang » profondément émouvant.
Ensuite, Patrick Kabongo impressionne dans le rôle de Tonio. Il ne fait qu’une bouchée des fameux contre-uts de « Pour mon âme », qui sonnent même comme des notes beaucoup plus basses tant elles sont émises avec aisance. On perçoit par ailleurs que les graves ne sont pas un problème pour lui et on se demande quelle type de variation il pourrait se permettre dans un répertoire plus purement belcantiste. La principale réserve qu’on pourrait émettre tient à la projection limitée du chanteur, mais les passages tendres le révèlent à son meilleur : son usage de la voix mixte dans la romance du dernier acte (« Pour me rapprocher de Marie ») est d’une classe folle et touche en plein cœur. On aimerait beaucoup l’entendre dans le répertoire français (en Nadir par exemple) ou dans Mozart. On pourra en tout cas le découvrir dans Rossini en début de saison prochaine, dans une Cenerentola/Cendrillon en français !
Après une Carmen d’anthologie sur cette même scène, Eléonore Pancrazi revêt les atours de la Marquise de Berkenfield avec un bagout qui fait mouche. Quel plaisir de voir des interprètes goûter avec une telle gourmandise aux excès d’un personnage ! Ce rôle, qu’on confie souvent à des voix de mezzo graves plus âgées, est peut-être un peu grave pour la chanteuse qui peine parfois à se faire entendre dans le bas médium, mais l’engagement, la musicalité, le sens du rythme comique balaient toutes les réserves. La scène de la leçon de musique, où la Marquise essaye tant bien que mal de discipliner Marie et de lui faire chanter un air de cour, est particulièrement savoureuse. Tout, dans les regards, les postures, les intonations relève d’un sens aigu du théâtre, comme le prouvait déjà sa première apparition au début de l’œuvre.

Le vétéran que nous mentionnons, c’est le Sulpice de Jean-François Lapointe, artiste admiré sur de nombreuses scènes françaises et internationales depuis de nombreuses années. La voix est d’une homogénéité et d’un moelleux miraculeux, avec ce qu’il faut de tendresse et de relief pour incarner toutes les facettes du personnage. Il propose un portrait absolument complet et idéal du sergent, sans manquer d’être touchant, dans un français cristallin. La distribution est complétée par l’Hortensius sonore et juste de Jean-Gabriel Saint-Martin, qui serait presque sous-employé s’il n’était pas si bon comédien (le rôle est très présent dans les scènes dialoguées). On a peu l’occasion d’entendre Flore Royer chanter, mais elle impose une présence scénique autoritaire et friponne, aussi bien dans le rôle muet de la Madone au premier acte qu’en Duchesse de Crakentop. Attila Varga-Tóth et Jérémie Delvert charment eux aussi dans leurs interventions successives.
Si le Chœur de l’Armée française, complété pour les pupitres féminins par le Choeur de l’Opéra Royal, n’appelle que des éloges, par la précision des attaques et du texte, l’homogénéité des timbres, l’assurance scénique dont ses membres font preuve, on est plus réservé quant aux qualités de l’Orchestre de l’Opéra Royal. L’ouverture, durant laquelle défile des projections de gravures de scènes de guerre, a quelque chose d’une déroute, tant les décalages et les approximations d’intonation sont nombreuses. Gaétan Jarry rassemble plus efficacement ses troupes dans la suite de l’œuvre et on se retrouve assez charmé par cette interprétation vive et piquante de Donizetti, dominée par les timbres si caractérisés des instruments d’époque. La solo de violoncelle ouvrant « Par le rang » est d’ailleurs d’une grande beauté. Mais l’ensemble manque tout de même cruellement de cohésion et de précision, donnant une allure brouillonne à certains passages.
* Cette omniprésence du compositeur sur les scènes lyriques parisiennes en cette saison 1839-1840 inspire à Berlioz une chronique acerbe dont ces quelques mots sont restés célèbres : « On ne peut plus dire : les théâtres lyriques de Paris, mais seulement : les théâtres lyriques de M. Donizetti » (Journal des Débats, 16 février 1840)
** Notons aussi que Beverly Sills avait la facétieuse habitude d'ajouter des variations sur la Marseillaise dans ses airs du premier acte. Par ailleurs, on sait que Napoléon préférait Le Chant du départ de Méhul à La Marseillaise.